Les formations politiques qui avaient animé la vie politique depuis la Libération agonisent sous nos yeux, ou se recomposent en sacrifiant leurs principes. Des intellectuels qu’on croyait liés par des soucis communs se déchirent. Des alliances se font et se défont à l’intérieur des grandes familles politiques, dont les contours sont devenus flous. Décompositions, flottements et polémiques annoncent des réalignements stratégiques en vue des prochaines batailles. Nous soumettons à la critique de nos lecteurs une esquisse de ces nouveaux tracés.
Baudelaire haïssait le mouvement qui déplace les lignes. S’il revenait parmi nous, décidé à chausser les croquenots du militant, le cher poète serait dans tous ses états. Ce ne sont pas des déplacements, mais des bouleversements, des fractures, des séismes – celui du premier tour de l’élection présidentielle était le plus spectaculaire. Aussi différents soient-ils dans leurs effets, ces grands chocs nous donnent à voir ce qui se meurt et ce qui est déjà mort.
Morituri
Allons vite. Le Parti communiste est en phase terminale, laminé par les contradictions de l’histoire. Le mouvement gaulliste a été détruit par Jacques Chirac et ses ultimes restes ont été mis en terre par Alain Juppé sous le regard patelin du Premier ministre. Le Parti socialiste, celui de Jean Jaurès et de Léon Blum, restauré par un républicain de gauche (François Mitterrand) et maintenu dans un état schizophrénique par Lionel Jospin (1), est en train d’achever sa mue libérale. Sous ses différentes formes partisanes et militantes, la démocratie chrétienne s’efforce courageusement de survivre alors que presque tout le monde a oublié qu’elle fut admirable dans la Résistance et qu’elle joua un rôle majeur dans les années qui suivirent la Libération.
Nostalgie ? Non point. Nous n’oublions pas le stalinisme, ni les ambiguïtés du « mitterrandisme ». Mais il n’est pas inutile de pointer froidement ce que la collectivité nationale a perdu : avec le Parti communiste, l’expression politique (raisonnée, non pulsionnelle) d’un peuple protestataire, patriote, aspirant au progrès matériel et intellectuel ; avec le Parti socialiste, une expression de la justice sociale dans une perspective réformiste ; avec le mouvement gaulliste, le souci de l’indépendance de la nation ; avec la démocratie chrétienne une exigence sociale inspirée par la défense et la promotion des valeurs morales. On comprend que beaucoup de citoyens se sentent perdus – surtout les socialistes car la dérive idéologique et politique de leur parti a été rapide.
Galaxies
Cela signifie-t-il que nous sommes entrés dans une complète décadence intellectuelle et morale ? Certainement pas. La « mort des idéologies » est une baliverne et notre déclin politique une illusion romantique. Après cinquante ans de vie politique structurée, après la chute de l’empire soviétique, la globalisation marchande et la destruction délibérée des structures nationales (délabrement institutionnel, privatisations, décentralisme), il est normal que chacun cherche ses marques.
Contrairement à ce que l’on serine, les valeurs (les « repères ») sont toujours là : les théologiens des trois monothéismes et les philosophes les désignent et les rendent intelligibles. Le débat intellectuel est intense et roboratif. Et nos diverses familles idéologiques demeurent vivantes, pour le meilleur ou pour le pire, mais certaines n’ont pas encore trouvé ou retrouvé leur forme partisane et leur représentation électorale.
Pour fixer les idées et nourrir le débat, sans prétendre à une description complète d’un terrain mouvant, où abondent les passerelles et les parties communes, évoquons brièvement les six galaxies idéologiques qui nous sont familières avant d’en désigner plus précisément une septième.
1/ La Gauche révolutionnaire. C’est une des plus anciennes. Longtemps subjuguée par le Parti communiste, elle exprime un des aspects de la protestation populaire, démocratique et sociale. La Ligue communiste, Lutte ouvrière, les syndicats SUD, la revue Politis exprime cette tendance. Son mythe : la Révolution, mais la conquête du pouvoir s’oublie dans une fonction revendicative. Son mot d’ordre : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Sa base est populaire.
2/ Le nationalisme autoritaire. Né avec Barrès, interprété à sa manière par Maurras, ce vieux courant juxtapose comme chiens et chats le Front national, le RPF (Charles Pasqua), certains réseaux « souverainistes ». Son mythe : la nation autarcique. Sa fonction est protestataire. Sa base est populaire.
3/ Les libéraux-libertaires. Issue de la révolution culturelle de Mai 1968, cette mouvance rassemble les Verts, une partie de la deuxième gauche (anciens du PSU), les anars traditionnels (CNT-FAI), certains ultra-libéraux et se retrouvent dans Libération et Charlie hebdo. Sa culture est anti-autoritaire, son mythe est peu ou prou la démocratie autogestionnaire, l’autonomie en tout et partout qui implique la destruction de l’Etat et de toute institution ainsi que le rejet de la nation. Sa fonction ? Libératrice quant aux mœurs : se libérer des tabous, « jouir sans entraves ».
4/ La gauche libérale se situe quelque part entre Tony Blair et Bill Clinton, en attendant de se placer sous l’égide de Laurent Fabius ou de Dominique Strauss-Kahn. Elle a absorbé l’idéologie libérale et professe le pragmatisme, donc le rejet de toute pensée politique et de toute mythe mobilisateur. Sa fonction est gestionnaire.Son discours est celui de la « modernité ». Sa base sociale est bourgeoise – de cette bourgeoisie qui se reconnaît dans les éditoriaux du Monde et dans la ligne du Nouvel observateur.
5/ La droite libérale regroupe l’UMP, la direction du Medef, la FNSEA, la CGPME, d’innombrables clientèles et réseaux affairistes. Sa puissance médiatique est considérable : Le Figaro, L’Express, Le Point, TF1. Sa fonction est gestionnaire : à ses yeux, le pouvoir politique est son patrimoine naturel, héréditairement transmis. Sa base est bourgeoise mais des fractions du gaullisme populaire subsistent.
6/ La galaxie républicaine a pris clairement conscience de son existence politique lors de la campagne de Jean-Pierre Chevènement. Elle comprend des communistes, les gaullistes de droite et de gauche, les royalistes de la NAR, des socialistes, des démocrates chrétiens, des syndicalistes (FO, CGT, CFTC) : ceux qui se réfèrent à la nation millénaire et à l’Etat garant de l’intérêt général et qui tentent de reconstituer, de siècle en siècle le « parti des politiques ». Sa base sociale est composite : hauts fonctionnaires, enseignants, classes moyennes…
Une méconnue
Reste une galaxie très peu explorée, même si ces différents aspects sont visibles à l’œil nu. L’ensemble a une cohérence relative, et ses différents éléments me paraissent détenir la réalité du pouvoir idéologique et politique dans notre pays. Faute de mieux, et à titre provisoire, nous collerons l’étiquette supranationale sur cette méconnue.
Incomplet, révisable, un premier inventaire m’incite à y placer la vieille tendance socio-chrétienne du Parti socialiste (Jacques Delors, Martine Aubry), une fraction de la deuxième gauche rocardienne, des centristes (MM. Barre, Barrot, Balladur, Bayrou, Raffarin), une droite classique (Charles Millon, Chantal Delsol), la direction de la CFDT qui est un syndicat-parti, de hauts dirigeants d’institutions financières (Michel Camdessus, ancien président du FMI, Jean-Claude Trichet) qui se réclament du catholicisme (de même que l’influent Jean Boissonnat ou encore Pascal Lamy). Ces « supranationalistes » plus ou moins avoués disposent d’organes de presse importants et très bonne qualité (Télérama, Alternatives Economiques, Esprit) et ont de nombreux répondants en Europe dans les partis et organes sociaux-chrétiens et libéraux.
Leur fonction est gestionnaire, mais ils agissent au nom d’une utopie mobilisatrice : l’Europe fédérale, implicitement inspirée par des idées catholiques (on leur doit le « principe de subsidiarité ») plus ou moins affirmées. Leur doctrine reste souvent implicite, mais les causes humanitaires qu’ils défendent (les Albanais du Kosovo, les indépendantistes tchétchènes) montrent qui sont leurs ennemis : les Serbes, les Russes, et plus généralement les défenseurs des « Etats-nations » – à commencer par les gaullistes, ennemis quasi-héréditaires de ces disciples de Jean Monnet et Robert Schumann. Leur moralisme paraît d’autant plus irrécusable qu’ils invoquent l’esprit de sacrifice (dolorisme), pratiquent la compassion, célèbrent la globalisation (confondue avec l’universel) et le décentralisme. Situés à droite et à gauche, ces supranationalistes constituent l’axe de toutes les gouvernances – de Michel Rocard à Jean-Pierre Raffarin – et fournissent à l’oligarchie son corpus idéologique.
Stratégies
Les supranationalistes sont donc à la tête du pays – Jacques Chirac n’étant qu’un épiphénomène toujours prêt à conclure les alliances qui favoriseront sa carrière. Mais leur base sociale est fragile, le peuple de droite et le peuple de gauche s’étant tournés vers des formations hors système. Et ils sont obligés d’affronter le parti des politiques (qui a déjà gagné la bataille idéologique) et le courant « anti-mondialiste ». Il est vrai que la forteresse supranationaliste paraît imprenable puisque ses chefs disposent de tous les pouvoirs institutionnels, de moyens économiques et financiers considérables et d’impressionnants relais médiatiques…
L’issue de la bataille est encore incertaine mais les lignes de front se sont clarifiées : d’un côté l’oligarchie supranationaliste qui applique une stratégie de la tension (à propos de la menace terroriste, de la délinquance urbaine) pour rassembler les amis de l’ordre et qui peut compter sur la pulsion national-populiste pour faire peur ; de l’autre, le parti des politiques et les masses anti-mondialistes qui jusqu’à présent ne se sont guère fréquentés. C’est dans cette vaste bataille qu’il faut situer l’offensive contre les « nouveaux réactionnaires » (ou supposés tels) menée par Daniel Lindenberg (2), un des meilleurs représentants de la gauche laïque et démocratique. Offensive assez énigmatique, mais qui paraît d’ores et déjà désespérée…
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(1) cf. Gérard Desportes, Laurent Mauduit, L’Adieu au socialisme, Grasset, 2002. 19,50 €
(2) cf. page 8.
Article publié dans le numéro 805 de « Royaliste » – 2002
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