Nos préoccupations immédiates, aussi vives soient-elles, ne nous empêchent pas de revenir sans cesse aux sources de la pensée politique européenne. Blandine Kriegel nous les a enseignées et nous pouvons retracer grâce à elle la généalogie de la République depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque moderne.

La politeia athénienne et la Res Publica romaine nous fascinent parce que ces cités ont vu s’épanouir les arts, les philosophies et les sciences dans un mouvement qui fut et qui reste d’une inépuisable richesse. Au XVe siècle – le Quattrocento italien -, Florence fut elle aussi, et pour un bref moment, une ville qui sut allier la beauté des formes, la force des idées et la rigueur scientifique. Nous en admirons les monuments et les tableaux, mais nous ne connaissons guère la réflexion philosophique – à l’exception de ce que nous croyons savoir de Machiavel, qui clôt l’époque.

Pétrarque (1304-1374) a lui aussi survécu dans les mémoires comme un admirable poète. Il fut en même temps le restaurateur des lettres antiques et un politique qui voulait rétablir la République romaine afin que l’Italie retrouve son unité. Cet idéal ne s’est pas réalisé mais Pétrarque a exercé une influence déterminante sur l’humanisme civique, que Blandine Kriegel nous permet de découvrir.

Les héritiers spirituels de Pétrarque conçoivent la République des lettres comme une République politique. Diplomate au service d’Urbain V, chancelier à Florence à partir de 1375, Coluccio Salutati (1331-1406) défend la liberté florentine et voudrait que sa ville devienne un modèle pour toutes les cités d’une Italie dont il souhaite l’unification. Au début du Quattrocento, le projet est loin d’être assuré. Les républiques de cité médiévales (2) ont été prises au XIIIe siècle dans l’étau formé par le Saint-Empire, défendu par le parti Gibelin, en lutte contre la Papauté soutenue par les Guelfes. Victorieux à Florence, le parti guelfe s’était divisé en deux factions. Les Noirs restaient fidèles au pape alors que les  Guelfes blanc avaient, avec Dante, pris le parti de la monarchie impériale contre la liberté florentine. Ce conflit politique, marqué par la défaite des Blancs en 1301, se compliquait d’une lutte sociale, illustrée en 1378 par la révolte populaire des ouvriers du textile, les Ciompi.

Négligeant l’opposition aristotélicienne de la république et du despotisme, Coluccio Salutati s’était rallié à la suite de Dante à l’idée de monarchie impériale et ce sont ses disciples qui vont réaffirmer l’idée républicaine. Leonardo Bruni (1369-1444) est l’auteur d’une œuvre considérable. Acteur politique de premier plan, traducteur et commentateur des Grecs et des Latins, il applique à l’histoire de Rome et de Florence l’opposition aristotélicienne entre la République et l’Empire qui va devenir un thème classique dans le courant républicain moderne.

Léon Battista Alberti (1404-1472), immense savant, architecte remarquable, théoricien de la perspective, établit un lien entre les lettres, les arts et les sciences. Grâce à lui, nous dit Blandine Kriegel, “le grand art de la Renaissance et de l’humanisme républicain reposera sur une philosophie de la nature enracinée dans le savoir mathématique où l’on voit apparaître un tissage serré entre l’art, la science et la république”. Alberti célèbre la liberté humaine appuyée sur la virtus, à l’opposé du fatalisme antique et de la souveraineté de la Providence. Bien avant l’éthique protestante, l’humanisme républicain fait une large place au travail, au commerce et au profit dans une cité qui vise autant la connaissance que les arts, et qui trouve sa gloire dans la beauté. Piero Della Francesca, Botticelli, Léonard de Vinci et Michel-Ange se réclament de lui.

Les fresques de la chapelle Sixtine rappellent le rôle majeur de l’humanisme romain, que la condamnation de Galilée tend à faire oublier. La politique d’union des églises d’Orient et d’Occident menée par Martin V et Eugène VI favorise les relations avec les érudits byzantins et la collation de manuscrits grecs et romain. Nicolas V entreprend la réorganisation de Rome sur le modèle antique et crée la Bibliothèque Vaticane. Pie II, dont tous les humanistes saluent triomphalement l’élection, est l’un des plus grands érudits de son temps. Le cardinal Nicolas de Cues joue un rôle majeur dans le développement de l’humanisme scientifique, de la cosmologie et de la philosophie : sa Docte ignorance n’a cessé d’être étudiée.

La philologie et la critique historique connaissent des progrès décisifs grâce au napolitain Laurent Valla (1407-1463) qui démontre que La Donation de Constantin plaçant les papes au-dessus des empereurs est un faux grossier. C’est signifier que la vérité ne repose pas sur l’auctoritas, fût-elle pontificale. “A l’authenticité fondée sur l’autorité, il substitue l’authenticité fondée sur le vérifié, à la reconnaissance de l’autorité, l’autorité de la connaissance”, conclut Blandine Kriegel.

Inspiré par Laurent Valla, Ange Politien (1454-1494) est un poète, fin lecteur des auteurs classiques et commentateur d’Aristote, célèbre dans la Florence de Laurent de Médicis dont il fut l’ami. Plus jeune que lui, Jean Pic de la Mirandole (1463-1495) puisera dans ses réflexions – et dans la lecture de la Kabbale – pour tenter de concilier le platonisme et l’aristotélisme. Son Discours sur la dignité de l’homme ne célèbre pas la liberté métaphysique de l’homme « maître et possesseur de la nature” selon Descartes, mais la liberté qui ne crée pas le monde mais le recrée en l’embellissant, dans l’admiration qu’il éprouve pour la Création et dans l’amour du Créateur.

Nous sommes à la fin de la République rêvée par les poètes, les philosophes, les architectes, les peintres et les savants. Cosme de Médicis mène une politique de pacification de l’Italie que Laurent reprend en s’alliant avec les Sforza, la république de Venise, le roi de Naples et d’Aragon. Mais la conjuration des Pazzi et l’exécution des coupables provoque l’excommunication de Florence et des Médicis. L’échec politique de Laurent le Magnifique annonce la fin de l’humanisme florentin qui voit la ville tomber, entre 1494 et 1497, sous la coupe de Savonarole. Avec Marsile Ficin, la pensée florentine quitte la république politique pour s’évader dans l’hermétisme, où viennent se concilier le platonisme et le christianisme.

Comme l’écrit Blandine Kriegel, “l’originalité de la restauration de l’idée universelle de république par les humanistes florentins est de l’inscrire dans une durée qu’ils savent limitée”. Ils récusent la conception impériale d’un espace hiérarchisé soumis aux rythmes de l’expansion et du déclin. La cité républicaine est une organisation transitoire, évolutive, qui admet la diversité des formes de gouvernement. Cette “République imaginaire” s’est formée par le retour aux Grecs, aux Latins et aux Hébreux et a opéré une impressionnante reconstruction intellectuelle, rigoureusement critique et magnifiquement inventive, qui va inspirer les monarchies françaises et anglaises et se diffuser dans l’Europe du Nord.

Machiavel (1469-1527) est aujourd’hui victime d’une lecture hâtive du Prince et des adjectifs tirés de son nom. Il est vrai que le Secrétaire florentin fait débat en Europe depuis le XVIe siècle et qu’il faut avoir une connaissance approfondie de l’ensemble de son œuvre pour porter un jugement. Blandine Kriegel rappelle que ses fonctions administratives et ses missions diplomatiques, les épreuves de la prison et de la torture en font un témoin et un acteur central de la vie politique à Florence, des conflits entre les cités italiennes et des interventions étrangères qui vont déchirer la péninsule.

A cette considérable expérience personnelle, Machiavel ajoute la lecture des auteurs grecs et latins afin de comprendre la force des Anciens et la faiblesse de Venise et de Florence. Dans les Discours sur la première Décade de Tite-Live, il affirme que le principat est à l’origine des républiques tout en opposant classiquement la république et le principat réglés par des lois à la tyrannie. Pour éviter les excès du pouvoir populaire et la pente dominatrice du principat, Machiavel reprend à Aristote et surtout à Polybe (3) l’idée du gouvernement mixte qui assura la longévité de la République romaine dirigés par les consuls, le Sénat et les tribuns du peuple – par un composé de monarchie, d’aristocratie et de démocratie qui évoluent selon la négativité qu’ils contiennent : la monarchie peut dégénérer en despotisme, l’aristocratie en oligarchie, la démocratie en violence. L’histoire est faite de déclins et de renaissances. Pour en maîtriser le cours, Machiavel compte sur la virtù pour stabiliser la république, qui a la capacité d’institutionnaliser le conflit entre les grands et le peuple, dans l’union du Prince et du peuple – généralement plus sage que le prince – mais aussi par la religion, la guerre et la lutte contre la corruption.

Pour l’époque qui est la sienne, Machiavel ne compte pas sur l’Eglise catholique qui “a détruit tout sentiment de piété et de religion par le spectacle de ses dérèglements et de ses désordres” et qui a maintenu l’Italie dans la division faute de pouvoir s’emparer du pays tout entier. Quant à la guerre, le Secrétaire florentin est partisan d’une armée nationale, sur le modèle romain. Et Blandine Kriegel d’expliquer que, “Avant Clausewitz, la guerre est pour lui une politique par d’autres moyens”. Machiavel dit enfin que dans une république corrompue le Prince sera nécessairement despotique et que la lutte contre la corruption implique de dures opérations répressives mais aussi le retour régulier aux principes fondamentaux de la République. Il observe d’ailleurs que les royaumes de France et d’Espagne sont mieux assurés contre les désordres et les troubles parce que, dit-il, « ils ont un roi qui les tient unis”.

Ainsi, Machiavel “transforme le contenu de la virtù (…) en désignant la place du Prince dans la fondation et la restauration de la stabilité de la république et, aussi, de n’importe quel État, dégageant son action de toute destination idéale et rédemptrice. Enracinant la rationalité de la vertu dans une connaissance de la nature humaine qui attribue au désir, à la peur, la férocité des passions présentes dans le monde animal, il donne à la puissance dans la république, une légitimité qui ne lui avait été reconnue que dans le despotisme impérial”.

C’est un Prince nouveau que Machiavel appelle de ses vœux, pour qu’il réalise l’unité de l’Italie. Loin de tout machiavélisme, le Secrétaire florentin fut d’un bout à l’autre de son œuvre et de sa vie animé par l’amour de sa patrie. C’est en ce sens, conclut Blandine Kriegel, que “toutes les républiques modernes, tant qu’elles demeureront séparées les unes des autres, seront machiavéliennes”.

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(1) Blandine Kriegel, La République imaginaire, I. La Renaissance, Le Cerf, 2022.

(2) Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Plon, 1998.

(3) sur ce blog mes chroniques 154 et 155 : Aux sources du Politique.

 

 

 

 

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