Nous voici à bonne distance pour apprécier les conséquences des bouleversements électoraux du mois de mars, réfléchir aux conséquences possibles et préciser, une nouvelle fois, les enjeux. Mais il faut auparavant relever un fait secondaire, quoique important : dix ans après la loi de décentralisation, les élections régionales ont montré qu’il n’y avait pas, à l’exception de la Corse, d’esprit fédéraliste en France. La politique reste une affaire nationale, conçue et assumée par des partis et des mouvements nationaux – ce qui explique sans doute le faible taux d’abstention. A l’heure où la souveraineté nationale est mise à l’épreuve par une communauté européenne qui aurait selon certains vocation fédérale, c’est là une bonne nouvelle. La seule…

Car pour le reste, il y a lieu d’être inquiet. Disant cela, je ne songe pas particulièrement à l’échec prévisible du Parti socialiste (il l’a bien cherché), à l’absence de la majorité présidentielle (ruinée par le sectarisme radical et les lâchetés de M. Soisson) ou à l’installation du Front national dans l’ensemble des régions. Encore plus grave est la coupure entre la classe politique traditionnelle, durement étrillée le 22 mars, et les courants protestataires ou contestataires qui ont drainé plus du tiers des suffrages exprimés. Faut-il s’en féliciter et ressortir de derrière les fagots la bonne vieille opposition entre le « pays légal » et le « pays réel » ?

PAYS LEGAL

Nous ne saurions nous résoudre à cette facilité. D’abord parce que cette analyse en trompe l’œil recèle un mépris de la loi et du droit que des royalistes ne sauraient accepter – ou alors le mot même de roi, et le principe de rectitude qu’il exprime, ne veut plus rien dire. Ensuite parce que, dans la langue de bois maurrassienne, le « pays légal » désigne l’ensemble des partis politiques que le « pays réel » désavoue et souhaite proscrire pour établir sa propre représentation corporative – qui serait pour l’essentiel celle des groupes de pression.

Il est vrai que nous allons vers ce type de fracture, qui n’opposera pas un pays légal idéologique et corrompu à un pays réel sanctifié, mais les politiques aux anti-politiques. Car telle est bien la vérité commune à tous les mouvements protestataires qui s’installent au beau milieu de notre paysage familier : négation du politique par les Verts, subversion du politique par le Front national, dégradation du politique dans l’affairisme d’un Bernard Tapie, perversion du politique par les groupes de pression – aujourd’hui les chasseurs et pêcheurs, demain les automobilistes ou les amis du rail.

Il est sans doute difficile aujourd’hui de l’admettre, mais il faut se faire une raison : on ne sauvera pas la politique en détruisant les partis, qui représentent des familles et des traditions historiques qui jouent un rôle irremplaçable dans la formulation des enjeux, dans l’organisation du débat démocratique, dans la pédagogie civique. Ce qui ne doit pas les préserver de la critique. La défaite des socialistes et les reculs de la droite au soir du 22 mars sont venus confirmer, si besoin était, que les partis traditionnels ne remplissent plus leurs fonctions. Cette carence a été trop souvent analysée ici pour que j’y revienne et la gravité des sanctions électorales aurait dû provoquer immédiatement des réactions salutaires.

Tel n’est pas le cas. Au Parti socialiste, on préfère demander ou attendre un nouveau Premier ministre et un autre gouvernement plutôt que de remettre en question les discours, les attitudes et les méthodes des dirigeants. Au jeu du bouc émissaire, tout le monde sera perdant : le président de la République, qui sacrifierait des atouts pour l’avenir, un autre gouvernement, qui n’aurait pas le temps d’agir, et les socialistes qui ne semblent pas comprendre que la logique de la déroute est engendrée par leur propre parti.

EPREUVE

Dans cette épreuve de vérité, la droite classique ne déçoit pas moins. Son obsession est d’éviter la proportionnelle qui la priverait d’une victoire totale en 1993. Tout entière à son désir de reconquête, l’opposition veut ignorer elle aussi que sa principale faiblesse est en elle-même – cette épuisante rivalité entre les deux vieux chefs – et que sa volonté de confisquer la plus grande part de la représentation nationale n’est pas forcément bien accueillie. Car la proportionnelle pose bien une question de fond : peut-on, dans une démocratie, interdire l’entrée de l’Assemblée nationale à des partis et mouvements qui recueillent les suffrages d’un tiers au moins des électeurs ? Toute prétention classe politique au monopole de l’expression publique ajoutera à son discrédit et se trouvera dans les années qui viennent durement sanctionnée.

Les solutions à cette crise du politique ? Avoir le courage, à droite comme à gauche, d’une révolution culturelle au double sens d’un retour critique sur les traditions de pensée et d’une transformation des méthodes de direction : des analyses politiques, et non des commentaires de sondages, des idées, du sens, des repères, et non plus de la communication… Car les idées sont là, exposées dans les tribunes de nos quotidiens et déjà rassemblées en forme de programme de gouvernement 1). Si les dirigeants de la gauche et de la droite ne prennent pas leurs responsabilités, ils seront tour à tour balayés.

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(1) par exemple : Blandine Barret-Kriegel, « La République insuffisante », « Libération » du 25 mars 1992.

Editorial du numéro 577 de « Royaliste » – 6 avril 1992.

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