Ecrivain et journaliste, Éric Dupin nous avait présenté l’année dernière ses Voyages en France (1), résultat d’une longue enquête qui montrait à quel point les Français étaient fatigués de la mondialisation. Parti à nouveau à la rencontre de nos concitoyens lors de la campagne présidentielle, il explique dans La Victoire empoisonnée (2) pourquoi les Français, toujours passionnés par le politique, regardent avec scepticisme le « changement » annoncé.

Royaliste : Y a-t-il une continuité entre vos Voyages en France et votre chronique de la campagne présidentielle ?

Éric Dupin : Oui ! Il se trouve que j’ai pris goût à ces voyages en France. Je n’avais donc pas envie de suivre la campagne à Paris, en rencontrant de temps à autre des députés, des ministres et de futurs ministres : je connais depuis longtemps le jeu politique et ses acteurs, j’aime les surprises et le plaisir venait à manquer. J’ai donc eu l’idée de prolonger mes Voyages en France, mais avec un arrière-plan politique.

Pour ne pas céder au basisme, j’ai mêlé deux approches très différentes : la rencontre sur le terrain de différents Français – militants associatifs, syndicalistes, etc. – et la rencontre avec des politiques de tous les niveaux – militants, responsables locaux, élus, candidats à la présidence. J’ai d’ailleurs constaté que les militants étaient beaucoup plus lucides que ce qu’imaginent les gens des appareils et les journalistes politiques enfermés dans leur microcosme.

Pour raconter ces deux types de rencontres j’ai choisi l’ordre chronologique. On passe ainsi du coq à l’âne – de Marine Le Pen à un militant de la CFDT, de Brice Hortefeux à un commerçant centriste. Ces effets de contrastes ont l’avantage de provoquer par eux-mêmes la réflexion et m’ont évité de pesantes analyses.

Royaliste : Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé pendant la campagne électorale ?

Éric Dupin : Il y a ce que je sais déjà mais qui m’a été confirmé au-delà de ce que je pouvais pressentir : la fameuse coupure entre la sphère politique et ce que les journalistes appellent les vrais gens. Dans le prolongement de Voyages en France, j’ai vu le pessimisme et la défiance à l’égard de toutes les élites : en phase de campagne présidentielle, qui est normalement un moment de vérité, j’ai vu des gens de toutes conditions en état de souffrance sociale et un pays désabusé, mais avec des paradoxes.

La France reste un des pays les plus politisés du monde, si ce n’est le plus politisé depuis que la classe politique italienne s’est effondrée. Les Français parlent politique, émettent des jugements très nets et ils voient avec grand intérêt ce qui se passe sur la scène politique. Mais du coup, la politique devient une scène de théâtre. Il y a une grande indifférence aux conséquences de l’acte électoral car de très nombreux Français – y compris les militants syndicaux et politiques – sont persuadés que les élections ne changent pas grand-chose.

Chaque fois que j’ai demandé à mes interlocuteurs ce qu’ils espéraient ou redoutaient, il y a eu un temps de silence puis des réactions qui étaient toujours a minima : ils ne craignaient pas grand-chose ; ils ne redoutaient pas grand-chose. Ou bien ils pensaient qu’il n’y avait pas d’enjeux ou bien ils étaient convaincus que ce sont les marchés qui nous dirigent – ou encore que c’est l’Europe qui commande. L’idée d’une dépossession de la décision politique nationale s’est énormément répandue. D’où une impressionnante désaffiliation politique.

Royaliste : C’est-à-dire ?

Éric Dupin : Au fur et à mesure que les alternances prouvent une certaine vacuité dans les résultats, l’identification de chacun à une famille politique et idéologique tend à s’affaiblir chez les électeurs. J’ai rencontré beaucoup de citoyens qui hésitaient entre Bayrou et Mélenchon – ce qui peut paraître absurde. J’ai aussi ressenti des hésitations entre Marine Le Pen et Mélenchon qui n’étaient pas exprimées franchement, au contraire des hésitations entre Sarkozy et Bayrou. Il y avait aussi beaucoup de flottement chez les militants, qui faisaient la campagne par habitude. Chez les socialistes, j’ai rencontré beaucoup de militants qui faisaient campagne parce qu’ils appartenaient à une collectivité locale et que c’était tout simplement leur boulot.

Royaliste : Vous décrivez dans votre livre une société éclatée…

Éric Dupin : J’avais déjà décrit dans mon précédent livre une société en voie d’américanisation en ce sens qu’elle se segmente du point de vue social, ethnique et territorial. On retrouve cela quand on fait du tourisme politique. Lors des primaires socialistes, je suis allé dans le nord pour rencontrer les militants socialistes qui soutenaient Martine Aubry et j’ai été frappé de constater qu’ils faisaient une campagne de type municipal sur un territoire acquis au Parti socialiste.

J’ai passé une semaine dans l’Oise où le Front national est historiquement implanté et dispose de militants et de cadres ce qui est très rare : les adhérents sont socialement très variés, du chômeur au pilote de ligne, et mobilisés par les thématiques sociales autant que sur la sécurité et l’immigration. Je n’ai pas rencontré de vrai raciste, mais les militants frontistes sont xénophobes et hantés par l’insécurité culturelle. Ce n’est pas la même chose dans le sud du pays… Cette diversité d’attitudes se retrouve à l’UMP : j’y ai rencontré des adhérents tentés par Marine Le Pen, par François Bayrou et par François Hollande ! Les différences sont également très fortes entre les députés UMP et l’on se demande pourquoi ces gens sont ensemble.

Royaliste : Comment percevez-vous le Front de gauche ?

Éric Dupin : Dans le Parti de gauche, les sensibilités sont très différentes, la démocratie interne me rappelle celle que j’ai connue au CERES mais c’est un vrai phénomène. Le Front de gauche est utile à beaucoup de monde : sans lui, le Parti de gauche serait un groupuscule, sans lui le Parti communiste serait dans l’impuissance et dans les divisions internes. J’ai d’ailleurs constaté une évolution chez certains communistes qui en viennent à une critique écologique, loin du traditionnel productivisme. Cela dit, Jean-Luc Mélenchon a fait une campagne idéologique, en essayant d’utiliser les symboles du mouvement ouvrier mais ce n’était manifestement pas en phase avec le niveau de conscience des masses !

Royaliste : Comment analysez-vous le résultat de Marine Le Pen ?

Éric Dupin : Je me suis longuement entretenu avec Marine Le Pen. À demi-mot, elle a avoué qu’elle avait été contrainte de changer de pied. Sa montée en puissance a correspondu à ses thèmes protectionnistes mais ensuite elle est entrée dans une phase de déclin – qui ne se voit pas dans son résultat électoral car elle a toujours été sous-estimée dans les sondages. En fait, elle a été victime de l’affaire Merah, qui n’a pas bouleversé la campagne mais qui a contraint Marine Le Pen, après de vifs débats internes, à rééquilibrer son propos en évoquant plus souvent l’immigration. Mais comme les médias fonctionnaient selon l’agenda sécuritaire, ils ne reprenaient plus les thèmes socio-économiques ce qui donnait l’impression que la candidate avait de nouveau basculé dans la classique thématique du Front national. Et c’est ainsi qu’elle a perdu une partie de sa dynamique. Cela dit, Marine Le Pen est encore fragile mais elle a une vraie passion pour la politique et je pense qu’elle progressera.

Royaliste : Pourquoi avoir choisi pour titre La victoire empoisonnée ?

Éric Dupin : Le titre résume ce que je viens de vous dire : gouverner dans une situation de crise aiguë, ce n’est pas facile. Quand j’ai déjeuné avec François Hollande en mars, je lui ai demandé si les électeurs n’allaient pas lui donner une victoire empoisonnée. Il m’a répondu que « toute victoire a sa part de poison. » Puis il a ajouté : « je m’attends à de la colère et peut-être même à de la violence. » Mon titre ne fait pas seulement référence à la crise multidimensionnelle que nous affrontons. Il évoque aussi la faible attente des citoyens et la faible qualité du mandat populaire qui lui a été donné. Les journalistes politiques pensent cyniquement que les campagnes électorales n’ont rien à voir avec ce que font ensuite les élus. Ce n’est pas vrai : l’histoire montre que les conditions de conquête du pouvoir ont une véritable influence sur l’exercice du pouvoir.

À l’encontre d’un préjugé très répandu, je constate que les hommes politiques appliquent une grande partie de leur programme. En 1981, François Mitterrand a concrétisé un très grand nombre de ses 110 propositions. Jacques Chirac en 1986 et Nicolas Sarkozy en 2007 ont également tenu leurs promesses : par exemple, la suppression de l’impôt sur les grandes fortunes pour le premier, le bouclier fiscal pour le second. Les 60 propositions de François Hollande sont assez habiles, comme le personnage lui-même mais c’est imprécis et timide. Jamais la gauche n’est arrivée au pouvoir en promettant aussi peu et François Hollande était conscient que, quoi qu’il dise, les Français n’y croyaient pas. Son seul véritable engagement, ce fut d’annoncer aux Français ceci : vous allez souffrir, mais j’essaierai de faire en sorte que cette souffrance soit la moins injuste possible. Pour le reste, il n’a pas de réponse et il ne veut pas se poser les questions pour lesquelles il n’a pas de réponses.

La contrepartie positive de ce cynisme, c’est un hyperréalisme. François Hollande est tout à fait conscient de la gravité de la situation et il mesure les rapports de force. Il ira là où il pourra aller, là où on le forcera à aller.

Royaliste : Qui, on ?

Éric Dupin : Ce on est très vague. Ce sont les rapports de force politique, les rapports de force dans la société et entre pays européens. François Hollande n’a aucune vision ni sur la suite des événements, ni sur l’avenir de l’Europe. Il est très conscient de l’épuisement de la construction européenne et il n’est pas delorien contrairement à ce que beaucoup affirment mais il ne sait pas ce qu’il faudrait faire. Il n’a pas beaucoup d’imagination mais s’il voit un chemin à emprunter, il ira, sans forcer les choses. François Hollande est capable de prendre des décisions courageuses mais seulement si le rapport de forces lui donne des chances raisonnables de l’emporter. Somme toute, le hollandisme reste un mystère. Si l’on se veut résolument optimisme, cela peut réserver de bonnes surprises !

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1018 de « Royaliste » – 17 septembre 2012.

(1) Éric Dupin, Voyages en France, Le Seuil. Entretien paru dans Royaliste n° 996.

(2) Éric Dupin, La victoire empoisonnée, Le Seuil.

 

 

 

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