Nos principaux quotidiens commencent à célébrer le vingtième anniversaire de la chute du mur de Berlin. Il est dommage que les premiers articles publiés se limitent à un règlement de comptes. Les munitions ont été trouvées dans des archives britanniques récemment ouvertes, dont certains journalistes se servent pour accabler François Mitterrand. Aligné sur Margaret Thatcher, le président français se serait montré craintif face à la perspective de l’union des deux Allemagnes en raison d’un anti-germanisme qui l’aurait rendu étranger à la marche de l’Histoire.
Il est facile de se placer, vingt ans après, dans l’évidence d’un mouvement historique qui provoquait à l’époque maintes interrogations et de fustiger les craintes de ceux qui étaient soudain confrontés à un bouleversement géopolitique de grande ampleur. En 1989, l’avenir n’était pas tracé et le passé pesait lourd à Paris et à Londres, mais aussi à Washington et à Moscou. Quant aux Allemands, ils étaient assez lucides pour avoir peur d’eux-mêmes. C’est du moins ce qu’on me disait à l’Elysée, sur un ton qui n’était pas celui de l’angoisse. Au contraire, Hubert Védrine se félicitait du sang-froid manifesté par George Bush, Margaret Thatcher, Mikhaïl Gorbatchev, Helmut Kohl et François Mitterrand : par bonheur, les cinq nations engagées en Europe dans les deux guerres mondiales étaient dirigées à l’époque par des hommes d’Etat marqués par l’histoire et conscients de leurs responsabilités politiques.
Cela dit, les Français et les Allemands ont joué leur jeu. On se souvient que le chancelier allemand avait présenté, le 28 novembre 1989, un plan de réunification en dix points, sans consulter les Etats européens. A l’Elysée, le dépit a été d’autant plus grand que les capacités politiques d’Helmut Kohl avaient été sous-estimées par certains conseillers de François Mitterrand. Et il est vrai que Jean-Louis Bianco me reprenait lorsque je lui posais des questions sur une éventuelle « réunification » : il fallait parler d’unification et celui qui était alors secrétaire général de la présidence tenait pour possible et souhaitable le maintien de deux Etats allemands.
Ce souhait, que je partageais, peut faire sourire avec condescendance les Hegel du Monde, de Libération et des Echos qui nous diront dans quelques jours, j’en suis sûr, quand et comment la crise du système ultralibéral va se terminer ! Pour l’heure, il est curieux de voir ces beaux esprits européistes se réjouir de la politique nationaliste d’Helmut Kohl et fustiger une politique française qui était conçue en liaison avec les Anglais, les Américains et les Russes. Son résultat ? La fixation définitive des frontières de notre voisin, puis ce traité de Maastricht qui a été essentiellement fait pour « arrimer l’Allemagne » selon la formule que Roland Dumas prononça devant moi. Pas d’Union européenne possible sans que toutes ses nations constitutives soient précisément délimitées sur la carte… Même si François Mitterrand s’est montré à certains moments agacé par le jeu allemand, il savait bien qu’une France dotée de l’arme nucléaire ne pouvait avoir peur de personne. Dès lors, il n’était plus possible de raisonner comme en 1913 et en 1938.
Aujourd’hui, les Allemands ne sauraient nous reprocher de ne pas avoir « parlé le langage du cœur » en 1989. Quant aux émotions, c’est trop négliger les sentiments de ceux qui avaient souffert pendant la guerre et de la guerre. A Berlin comme à Paris, les esprits délicats feraient bien de noter que la froide politique mitterrandienne, classiquement vigilante sur les frontières et les traités, sur les rapports de force et sur la nature des dangers, a évité la renaissance en France de passions nationalistes antiallemandes.
Enfin, s’il faut reprocher à François Mitterrand sa pusillanimité, son suivisme et finalement sa résignation, ce n’est pas la chute du Mur qu’il faut prendre pour critère mais la crise qui a provoqué la destruction de la Yougoslavie. La responsabilité allemande dans cette tragédie est immense. François Mitterrand n’a pas osé s’opposer aux dirigeants allemands qui, renouant avec les pires solidarités du passé, ont favorisé les revendications nationalistes des Croates et soutenu le révisionniste Tudjman. Ce point de vue est politiquement incorrect, ce qui ne m’empêchera pas d’y revenir lorsqu’on commencera à débattre des conséquences de la chute du Mur. En pensant aux européens de l’Est proche ou lointain, il n’est pas possible de dire bon anniversaire.
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