François Mitterrand : une idée de l’avenir

Mai 23, 1984 | Res Publica

 

Il faut revenir sur l’entretien que le Président de la République a accordé, pour le troisième anniversaire de son élection, à l’un de nos confrères (1). Non pour établir le bilan d’une action qui est loin d’être achevée, mais parce que les déclarations présidentielles font directement écho aux préoccupations que j’exprimais dans nos deux derniers numéros (2) et aux travaux de notre Congrès. Absorbés par des débats conjoncturels qu’ils analysent selon des doctrines ou des formules abstraites, les commentateurs se sont bornés à discuter les interprétations de chiffres et à s’interroger sur « l’évolution » du Président. Est-il toujours de gauche ou déjà à droite ? Plus « réaliste » et moins « socialiste » qu’autrefois ? Ces questions sont dépourvues de sens. Pour juger l’évolution, il faudrait en connaître le terme. Pour mesurer le réalisme, il faudrait commencer par décrire une réalité jamais cernée, et ne pas confondre cette vertu mal définie avec une soumission à des « faits » mal établis. Pour qualifier l’analyse et le projet, il faut enfin prendre garde au sens des mots que l’on emploie.

LE SOUCI POLITIQUE

Ces bavardages ont masqué l’importance de la réflexion présidentielle qui concernait le pouvoir politique. Dans ce domaine, l’attitude du Président de la République est claire, et les précisions qu’il a apportées confirment l’analyse que nous faisons depuis trois ans. L’ancien Premier secrétaire du Parti socialiste est devenu un véritable chef d’Etat, qui entend « servir les Français qui ne partagent pas (ses) convictions », au lieu de demeurer l’homme d’un parti. Ce chef d’Etat a la volonté d’exercer sa charge quelles que soient les fluctuations de l’opinion, notamment la conduite de la politique étrangère dont il n’abandonnera le soin à personne. Enfin, il est établi que la situation du Président ne dépend pas des états d’âme d’un parti, ni même de l’avenir de la coalition majoritaire. Que l’union de la gauche se défasse, « le pays n’en serait pas moins gouverné ». Cette précision ne permet pas seulement de prévoir l’issue de la partie de bras de fer que le Parti communiste a engagée ; elle signifie que le Président de la République a rompu avec la lecture « anglaise » de la Constitution -qui faisait reposer le sort du Président sur une majorité parlementaire- pour retrouver les sens profonds des institutions voulues par le Général de Gaulle que la logique de parti avait atténué (3). Cette logique, le Président veut s’en libérer, en situant le gouvernement de la France « sur un autre plan » qui est celui du bien commun. Nous ne saurions trop nous féliciter de ce choix, qui renforce l’indépendance du pouvoir et le rend mieux capable de représenter l’unité de la nation -en attendant que celle-ci soit pleinement incarnée. Cette « doctrine » présidentielle n’est ni de droite ni de gauche : elle donne l’idée du pouvoir véritable, et le fait que François Mitterrand ait longtemps combattu des principes qu’il défend et illustre aujourd’hui vient renforcer leur validité tout en élevant l’homme qui a su les reconnaître – ou les retrouver.

LA VOIE ÉTROITE

Cette conception du pouvoir ne peut être séparée du projet économique ébauché par le Président de la République. La position arbitrale que celui-ci s’efforce d’occuper ne saurait le conduire à l’inaction. Présider aux destinées d’un pays implique un projet. C’est donc sans contradiction, mais non sans une certaine ambiguïté, que le Président peut s’affirmer « socialiste ». Ceux qui prennent soin de le lire, au lieu de s’en tenir au contenu passionnel du mot, s’apercevront que ce « socialisme » est d’abord l’affirmation de la primauté du politique sur l’économique. Fidèle à l’esprit du premier socialisme, que j’évoquais récemment, M. Mitterrand veut contenir la violence de l’économie, empêcher que son libre jeu ne conduise à la « civilisation des bêtes féroces », D’où son refus de l’étatisme, de droite et de gauche, qui fait du pouvoir un simple partenaire économique. D’où sa condamnation du libéralisme économique -cette « duperie »- et du collectivisme -ce «piège»- , rivaux apparents mais vrais complices dans leur volonté de soumettre le pouvoir politique aux infrastructures. Loin d’être une habileté verbale ou une prise de distance purement théorique, la conviction du Chef de l’Etat indique la véritable nature de l’enjeu : assigner sa place à l’économie, faire en sorte qu’elle ne résume et ne détruise pas la société, restaurer l’autonomie du politique.

Mais comment ? Manifestement, a réflexion n’est pas achevée. Le Président cherche la voie, fort étroite, que les Français pourraient suivre : celle d’une protection qui n’étoufferait pas l’initiative, d’une intervention de l’Etat qui ne détruirait pas la liberté d’action. Tel est sans aucun doute le bon chemin, qu’il n’est pas facile de suivre. Il faudrait au Président une force et une capacité d’invention singulière pour venir à bout des corporatismes sans laisser les hommes exposés à la « loi du marché », pour rendre aux entreprises le sens de l’initiative, et pour instituer une nouvelle relation entre l’Etat et la société. Il faudrait Ici se situe notre « pessimisme honnête » que le Président cherchait à combattre par le biais de « Libération ». Plutôt que de pessimisme, mieux vaudrait parler d’inquiétude -ce qui n’interdit pas l’espérance. Cette inquiétude a été aggravée par les choix du printemps dernier, et les résultats positifs soulignés par le Président ne parviennent pas à la dissiper. Le fait est que la politique de MM. Mauroy et Delors entraîne un chômage catastrophique et que la modernisation s’effectue dans le drame et la confusion. Mais surtout, l’ampleur de la tâche que s’est assignée le Président est sans commune mesure avec le temps qui lui est imparti. Ni la lucidité, ni la volonté, ni le sens de l’Etat de M. Mitterrand ne sont en cause : cette idée de l’avenir qu’il est en train de forger et d’éprouver peu à peu -ce qui implique approximations et échecs- ne peut s’accommoder des limites trop étroites d’un septennat. Maintenant que les principes d’unité, d’indépendance et d’arbitrage sont posés, la question de la continuité devient essentielle. Il faudra la résoudre, ou bien accepter de sacrifier la transformation de la société aux règles d’une Constitution qui n’est pas encore allée jusqu’au bout de sa logique monarchique.

***

(1)    « Libération » – 10 mai 1984

(2)    Cf. « Royaliste » 403 et 404

(3)    Cf. « Royaliste » 393 – Entretien avec Michel Herson.

Editorial du numéro 405 de « Royaliste » – 23 mai 1984

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