Frédéric Farah : « La défense de la richesse est au cœur de la crise libanaise »

Août 13, 2022 | Billet invité

 

Le 4 août 2020, une gigantesque explosion dans le port de Beyrouth provoquait 200 morts, 6 500 blessés et la destruction de milliers de bâtiments.

Deux ans après cette catastrophe, où en est le Liban ? Économiste, Frédéric Farah suit attentivement l’évolution du pays où il est né. Je le remercie d’avoir bien voulu répondre à mes questions.

  

Pour beaucoup, l’effondrement économique du Liban a été une surprise…

 Frédéric Farah : La mémoire collective garde de ce pays l’image d’une Suisse du Proche-Orient dans les années cinquante et soixante – en oubliant que ce terme était lié au secret bancaire. Après quinze ans d’une guerre civile commencée en 1975, on avait vanté la résilience libanaise mais il faut bien voir que le gouvernement ne gouverne pas, que le contrôle des capitaux a d’abord été décidé par les banques et que l’armée libanaise est la seule au monde qui reçoit une aide des Etats-Unis et de l’Iran.

C’est vous dire que l’idée d’Etat national est particulièrement difficile à mettre en œuvre au Liban. Il existe seulement dans ce pays une “gouvernance”, qui est chargée de résoudre les conflits entre factions. Lorsque le Liban est sorti de la guerre civile, sa gouvernance a adopté le modèle économique qui était alors à la mode – celui du “consensus de Washington” qui privilégie comme vous le savez l’appel aux capitaux étrangers et qui fait en réalité prévaloir une politique de défense de la richesse.

En quoi consiste cette défense de la richesse ?

 Frédéric Farah : Ce concept a été élaboré par Jeffrey Winters dont j’ai évoqué les travaux dans un ouvrage récemment publié (1). Cet auteur montre qu’une minorité puissante et riche, une oligarchie, a deux moyens de se défendre : elle peut avoir classiquement recours à la force mais elle peut aussi défendre la richesse en mobilisant l’appareil d’Etat pour la protection de la propriété et de l’ensemble des intérêts de l’oligarchie. Or cette défense de la richesse est au cœur de la crise libanaise. Les banques ne sont pas en dehors du pouvoir mais elles sont parties prenantes du pouvoir et ne cessent de gagner en influence. Il y a au Liban un “parti des banques”.

Comment le système confessionnel s’est-il installé ?

Frédéric Farah : Le Pacte de 1943 marque la naissance du Liban moderne qui est conçu par son premier chef de gouvernement, Riad El Solh, comme un Etat souverain, disposant de ses propres ressources. Ces espoirs attendent toujours d’être réalisés. Le Pacte de 1943 est un compromis entre les communautés religieuses : le président de la République est maronite, le Premier ministre est sunnite et le président de la Chambre est chiite. Riad El Solh était opposé à ce confessionnalisme qui se fonde sur le dernier recensement de la population, en 1932, et qui contredit l’idée de communauté nationale. Mais c’est ce confessionnalisme qui l’a emporté, en lien avec l’étranger.

L’un des malheurs du pays tient au fait que chaque parti est lié à un patron étranger. Au Liban, les Iraniens, les Saoudiens, les Américains, les Israéliens interviennent dans les affaires du pays, qui ne parvient pas à affirmer sa pleine indépendance à l’égard des puissances extérieures. La citoyenneté libanaise n’a jamais été effective, ce qui a permis aux chefs communautaires de devenir des distributeurs de passe-droits et d’avantages matériels au détriment de l’Etat. On comprend donc que les différentes milices confessionnelles qui ont survécu à la guerre civile n’ont pas besoin d’un État puisqu’elles profitent d’un patrimonialisme prédateur.

Ce patrimonialisme est lié au libéralisme économique…

Frédéric Farah : Après la Deuxième Guerre mondiale, le Liban avait choisi le libéralisme économique et a connu une période de prospérité économique et un âge d’or culturel qui alimente aujourd’hui les nostalgies. Il y a eu des tentatives pour construire un Etat plus fort et plus redistributif avec Fouad Chéhab, président de la République entre 1958 et 1964. Mais comme vous le savez la question israélo-palestinienne a déséquilibré le Liban : des forces palestiniennes ont été accueillies au Liban et de son côté Israël a clairement souhaité la création, par les Maronites, d’un Etat chrétien. D’où l’éclatement de la guerre civile en 1975. Quand cette guerre s’est terminée, en 1990, le pouvoir militaire n’a pas disparu. Ainsi, Nabih Berri, qui a dirigé le mouvement Amal pendant la guerre civile, préside la Chambre des députés depuis 1992. C’est dire que les accords de Taëf, qui devaient entraîner la fin du confessionnalisme, n’ont rien changé. Il n’y a toujours pas d’Etat au Liban.

Pour comprendre la situation, il faut s’intéresser au néo-patrimonialisme.

Comment le définissez-vous ?

 Frédéric Farah : C’est l’usage par les détenteurs de postes publics de leurs charges pour un bénéfice personnel. Ce système est un frein à la croissance économique car les élites ont davantage le souci de leur avenir que celui des intérêts du pays. Un économiste libanais, Albert Dagher, explique dans un livre récent (2) que l’administration libanaise a pu expérimenter la contradiction entre les lois positives formelles et son vécu quotidien qui est fait d’ingérences politiques multiples. Ce problème vient moins du confessionnalisme que de la répartition du pouvoir entre des groupes qui pratiquent une économie de pillage. L’élite libanaise a fait sécession : pour elle, le but ultime est l’expansion de sa richesse, au détriment de toute politique publique.

La crise financière qui commence en 2018 nous révèle le passé du Liban, la constance de la politique de prédation. Même quand la situation positive était bonne, tous les éléments de la catastrophe actuelle étaient déjà rassemblés.

C’est ce néo-patrimonialisme qui explique la violence de la crise financière…

Frédéric Farah : Oui. L’élite s’est arrangée pour tirer profit de la reconstruction de Beyrouth après la guerre civile. Les superficies ayant échues à des sociétés privées ont augmenté considérablement en raison de l’annexion de deux ports revenant à l’Etat et à l’extension des terres gagnées sur la mer. Le prix du mètre carré était de 1 533 dollars en 1994. Il monte à 20 000 dollars en 2009. La politique d’abandon des services publics s’est retrouvée dans l’approvisionnement en carburant, dans la distribution de l’électricité et dans la gestion des déchets. C’est ainsi que le système néo-patrimonial a fait obstacle à toute reprise du développement.

A cette politique de prédation menée sous l’égide de Rafik Hariri, Premier ministre à partir de 1992, est venue s’ajouter la dollarisation du pays.

Comment la dollarisation de l’économie libanaise s’est-elle produite ?

Frédéric Farah : L’idée était de lier le destin de la livre libanaise au dollar, afin d’attirer les investisseurs étrangers. Comme les dollars rentraient dans le pays, les élites ont mené une politique clientéliste éhontée qui permettait de faire fonctionner la coalition des factions – seul ciment du Liban puisque la construction d’une démocratie avait été écartée. Les taux d’intérêts sont alors délirants : parfois 30% d’intérêt sur les bons du Trésor ! Le gouvernement s’est aussi engagé dans une politique de baisse drastique de la fiscalité pour séduire les détenteurs de hauts revenus, en comptant sur les vertus supposées du “ruissellement”. Ces choix s’inscrivent dans le Consensus de Washington : approfondir l’ouverture de l’économie, étendre le libre-échange. L’accord de libre-échange conclu entre le Liban et l’Union européenne aura des effets catastrophiques…

A partir de 1994, les banques acceptent la compensation des chèques en devises, ce qui fait gonfler une masse de dollars locaux, les local dollars ou “lollards”. L’équivalence théorique entre ces “lollards” et les dollars américains va devenir de plus en plus problématique. Au moment de la crise on s’apercevra qu’il n’y a pas d’équivalent entre les “dollars libanais” et les dollars américains qui circulent dans le reste du monde. On sait par ailleurs que la dollarisation est un facteur d’inégalité : toute dépréciation du taux de change frappe essentiellement ceux qui dépendent du circuit de la monnaie nationale. Pendant trois décennies, ce système de change et cette faible fiscalité ont permis à une mince couche sociale d’accumuler des profits extravagants. Les déficits budgétaires récurrents ont nourri la croissance de la dette publique qui n’a pas de contrepartie dans la constitution d’un capital productif mais qui exprime le prix du clientélisme.

Quelles ont été les conséquences sociales de ce système ?

 Frédéric Farah : Comme le clientélisme et le libre échange détruisaient le système productif, il y avait toujours plus de chômage et pour y répondre le gouvernement augmentait les créations d’emplois fictifs dans le secteur public. Malgré ces expédients, le taux de pauvreté avant la crise était déjà de 55% de la population active mais le Liban présentait une façade attrayante puisque la reconstruction avait favorisé les banques, l’immobilier et le tourisme.

Avant la guerre civile, la production industrielle était loin d’être négligeable et le pays avait d’importantes capacités agricoles. Mais ces secteurs n’intéressaient pas la faction saoudienne dirigée par Rafik Hariri, dont les intérêts n’étaient pas liés au secteur industriel. Le Premier ministre a trouvé son modèle dans les pays du Golfe, qui vivent de la rente financière. L’imaginaire de la famille Hariri était celui de ses patrons saoudiens : un imaginaire de la rente qui a entraîné une forte dépendance à l’égard des capitaux étrangers. J’ajoute que les enfants de l’élite libanaise ont été élevés dans cette ambiance néo-patrimoniale orientée vers des systèmes de rente et elle a choisi d’aller vivre hors du Liban.

La Banque centrale du Liban est devenue totalement dépendante des capitaux étrangers : sans ces capitaux étrangers, la Banque du Liban n’aurait pu verser 4 milliards de dollars d’intérêts, en contrepartie des 60 milliards de dépôts des banques dans ses comptes. En fait, la Banque centrale avait conclu des accords avec les banques privées pour attirer les devises en offrant des taux d’intérêt extraordinairement élevés. Cette mécanique financière enrichissait une minorité composée de banques et de politiciens. Le Liban avait ainsi accumulé une dette de 90 milliards de dollars, soit 1,7 fois la taille de son économie.

Ce système a tenu jusqu’en 2011. Lorsque la crise syrienne a éclaté, les afflux de dollars ont commencé à faiblir : les investissements étrangers ont baissé, de même que les transferts de capitaux des émigrés libanais. Face à la dégradation de la situation, la Banque du Liban a offert en 2016 des rendements jamais vus avec des taux d’intérêt à 11% alors qu’ils étaient à zéro dans certains pays. En 2018, l’Etat payait 5,59 milliards de dollars en intérêts, soit la moitié de ses recettes totales, tandis que la Banque du Liban versait 4 milliards d’intérêts aux banques locales. La conférence de Paris a tenté de remédier à cette situation : le Premier ministre Saad Hariri a obtenu un prêt de 11 milliards de dollars, en promettant de réduire le déficit public de 11% du PIB en 2018 à 0,06% en 2020. Il a donc mené une politique d’austérité budgétaire qui a frappé la retraite des militaires et le salaire des enseignants. Il a aussi créé un “taxe WhatsApp » qui a déclenché les grands mouvements de contestation d’octobre 2019.

C’est alors que l’Association des banques libanaise a contourné l’Etat et imposé un sévère contrôle des capitaux à partir de mars 2020, les déposants n’ont plus accès au dollar. Cette initiative privée illustre remarquablement la Défense de la richesse, qui jette dans la détresse une partie supplémentaire de la population libanaise. La socialisation des pertes est impressionnante : les banques font payer le poids de leurs errements aux citoyens, qui deviennent des prêteurs en dernier ressort. De plus, la pandémie a gelé le tourisme, ce qui a encore réduit l’arrivée des dollars. L’explosion survenue dans le port de Beyrouth a tragiquement souligné l’état d’incurie dans lequel se trouve le pays. Le Liban est aujourd’hui en hyperinflation mais l’élite parvient à se maintenir au pouvoir.    

Ainsi, le Liban se trouve au cœur de plusieurs crises : une crise de change, une crise bancaire et une crise de la dette publique. Les conséquences sont tragiques : la population qualifiée quitte le pays, celle qui reste s’appauvrit. Le mouvement déclenché le 17 octobre 2019 voulait sortir de la logique des factions et créer un Etat impartial mais ce mouvement s’est essoufflé et la situation économique continue de se dégrader. Le problème fondamental est celui de l’impuissance politique.

***

(1) Sous la direction de Stavroula Kefallonitis, Dette et politique, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022.

(2) Albert Dagher, Comment une élite prédatrice a détruit le Liban, Editions Le bord de l’eau, 2022.

 

 

 

Partagez

0 commentaires