Professeur de sciences économiques et sociales, Frédéric Farah enseigne l’économie et intervient régulièrement à la télévision. Chroniqueur à Marianne, il est l’auteur de plusieurs ouvrages qui ont été présentés dans Royaliste.

Royaliste : Vous suivez quotidiennement la vie politique et le mouvement des idées en Italie. Pourquoi faut-il suivre de près l’évolution de notre voisin ?

Frédéric Farah : L’Italie est un pays proche du nôtre en termes de poids économique, qui a, comme la France, souffert de l’euro puisque depuis 1999 la croissance italienne est en berne. C’est un pays confronté à une crise démographique beaucoup plus préoccupante que la nôtre, qui n’est d’ailleurs pas rassurante. L’Italie est aussi un laboratoire de l’extrême droite puisqu’elle est maintenant au gouvernement, associée avec la Lega et Forza Italia. Nous avons intérêt à observer la manière dont elle dirige les affaires du pays puisque nous sommes menacés en 2027 de devenir nous-même un laboratoire d’extrême droite.

Royaliste : Quant à l’économie, peut-on parler d’une rupture ou de la recherche de gains tactiques ?

Frédéric Farah : Il faut d’abord noter qu’il y a une articulation entre l’agenda européen de Giorgia Meloni et son agenda national qui vise la réforme de la Constitution de 1946 et une énième version de “l’autonomie différenciée” qui porte sur les relations entre le nord et de sud de l’Italie et qui pourrait se faire au détriment du Sud.

Royaliste : En quel sens Giorgia Meloni veut-elle réformer la Constitution ?

Frédéric Farah : La présidence du Conseil souhaite réformer la Constitution afin que le président du Conseil soit élu directement par la population. Ceci afin d’empêcher une pratique typiquement italienne qui est le recours au gouvernement technique pour résoudre une situation de crise. Cela s’est souvent produit dans l’histoire de l’Italie et nous avons des souvenirs récents à cet égard. En 2011 après le départ de Silvio Berlusconi, le président de la République a nommé en catastrophe Mario Monti sénateur à vie et lui a demandé de former un gouvernement technique transpartisan. Ancien commissaire européen, Mario Monti lance une politique d’austérité… De même, après l’échec du gouvernement Conte 2, on refait un gouvernement technique avec Mario Draghi. Aujourd’hui, Giorgia Meloni souhaite qu’en cas de crise, le président de la République soit obligé de nommer un nouveau chef de gouvernement choisi dans la majorité parlementaire. – ou décide de dissoudre l’Assemblée. Pour ne pas perdre la Ligue dont elle a besoin pour se maintenir au pouvoir et réaliser sa réforme institutionnelle, pour ne pas laisser à Matteo Salvini le monopole du souverainisme, Giorgia Meloni a voulu montrer qu’elle était capable, en Europe, de faire pencher la balance en faveur de l’Italie.

Royaliste : Venons-en à l’Union européenne.

Frédéric Farah : Par “Union européenne”, il faut entendre la Banque centrale européenne et les autorités de tutelle des marchés financiers qui sont les juges de paix de l’UE. Souvenons-nous que, lors de son arrivée aux affaires, Giorgia Meloni a tenu un discours économique assez orthodoxe et annoncé qu’elle allait prendre des gens de l’équipe Draghi surtout pour l’application du Plan national pour la résilience et la relance (PNRR) où les Etats, pour obtenir des tranches financières, doivent réaliser des objectifs en respectant des jalons. Vous savez qu’elle a abandonné l’idée d’une sortie de l’euro, comme Marine Le Pen en France, et qu’elle a placé le débat sur la question migratoire. La politique économique que le gouvernement met en place est thatchérienne : il a supprimé par SMS le revenu de citoyenneté que Conte avait mis en place et il a fait adopter une fiscalité favorable aux entreprises. Vous avez également remarqué que le gouvernement Meloni, farouchement hostile à l’immigration, a autorisé en juillet 2023 l’arrivée de 450 000 travailleurs étrangers supplémentaires pour les trois prochaines années.

Royaliste : Cependant, Giorgia Meloni a voulu installer un rapport de forces avec l’Union européenne…

Frédéric Farah : Il y avait trois points de friction : la révision du Mécanisme européen de stabilité (MES), la révision des règles budgétaires et le PNRR. Pour bien comprendre la tactique de Giorgia Meloni, il faut se souvenir que l’Italie dégage un excédent budgétaire primaire : en d’autre termes, son budget serait excédentaire s’il ne fallait pas payer les intérêts d’une lourde dette publique. Cet excédent primaire n’est pas une bonne chose : depuis des années, faute d’investissements publics suffisants, la rénovation des infrastructures du pays est trop faiblement assurée, le système de santé est en mauvais état et le Sud fait face à de grosses difficultés. Or le poids de la dette publique, qui freine les investissements, s’est alourdi avec la hausse des taux d’intérêts décidée par la Banque centrale européenne. Comme il n’est pas possible d’agir sur la BCE, le gouvernement italien a décidé de poser la question du Mécanisme européen de stabilité.

Royaliste : Pourquoi agir sur le MES ?

Frédéric Farah : Parce que l’occasion fait le larron ! L’Italie a participé à la création du MES lors de la crise des dettes souveraines qui commence en 2009 et qui aboutit à la soumission de la Grèce aux terribles mémorandums. On a alors voulu créer une sorte de FMI européen, qui a d’abord pris la forme du Fonds européen de stabilité puis du MES en 2012. Le mécanisme consiste à créer un fonds immédiatement disponible de 68 milliards et ensuite d’abonder le fonds à hauteur de 660 milliards par la contribution des Etats. En raison de sa puissance économique, l’Italie est l’un des principaux contributeurs. Or le MES a fait l’objet d’une modification qui a été signée par les Etats de la zone euro en 2021 : il s’agit de la création d’un pack stop qui s’ajoute au Fonds de résolution unique (FRU) institué dans le cadre de l’union bancaire.

Royaliste : Pourriez-vous préciser ?

Frédéric Farah : L’Union européenne voudrait plus de solidarité financière entre les Etats. Elle veut donc une véritable union bancaire parce qu’elle craint que toute crise bancaire conduise inéluctablement à une crise des dettes souveraines. Il faut donc tout faire pour sauver les banques : tel est l’objectif de l’union bancaire qui ne dispose pas encore de toutes les facilités nécessaires pour faire face à une crise de banques trop grosses pour être renflouées.

Dites-vous bien que l’union bancaire devra conduire à une union des marchés financiers, afin qu’ils prennent encore plus de place dans le financement des projets européens. Tel sera l’enjeu de la nouvelle Commission, après les élections européennes. En attendant, on a mis au point le Fonds de résolution unique qui sera utilisé s’il n’y a pas assez de fonds pour soutenir le MES : on apportera 168 milliards supplémentaires pour faire un filet de sécurité – un pack stop. Tous les experts s’accordent pour dire que ce système est insuffisant et l’Italie en a profité pour ne pas ratifier l’union bancaire.

L’objectif de Giorgia Meloni était donc de proposer un marché à l’Union européenne : l’arrêt du blocage de l’union bancaire en échange d’un assouplissement du Pacte de stabilité. Devant l’opinion publique, le gouvernement se pose en défenseur de l’épargne des Italiens alors que l’Allemagne, qui donne toujours des leçons, est confrontée à la fragilité de ses banques. J’ajoute que, pour respecter les contraintes budgétaires européennes, le gouvernement s’est engagé dans un nouveau programme de privatisations, qui vise notamment la Poste et l’énergie.

Royaliste : Quelle a été la réaction des partenaires européens de l’Italie ?

Frédéric Farah : Ils ont parié que le refus italien ferait remonter l’écart entre les taux d’intérêts italiens et les taux allemands (spread) jusqu’au moment où l’Italie, étranglée, aurait cédé en levant le blocage sur l’union bancaire. Ce pari a été perdu. Il y a eu des mouvements de spread mais rien de comparable à 2011 lorsque la spéculation sur la dette italienne avait provoqué le départ de Silvio Berlusconi. Cela signifie que, dans la situation très tendue que nous connaissons actuellement, on ne peut pas bouder le marché obligataire italien. N’oublions pas qu’une crise bancaire en Italie provoquerait la faillite des banques françaises qui détiennent 390 milliards de dette italienne !

Mais si les partenaires de l’Italie ont perdu leur pari, Giorgia Meloni est également en situation d’échec. Le Pacte de stabilité qui est en train d’être accepté va dans le sens du retour à une austérité qui va requérir de la part des Italiens de très gros efforts. De plus, Bruxelles n’abandonne pas la référence au “déficit structurel” alors que personne n’est d’accord sur la mesure et sur le calcul de ce “déficit” qui est conçu de telle manière qu’il ne dépendrait pas de la conjoncture – par exemple une pandémie. Vous noterez d’ailleurs que personne n’est d’accord sur la manière dont on mesure la “croissance potentielle” ou encore le “chômage naturel” dont nous parle la Commission européenne… Somme toute, les Italiens sont les dindons de la farce et Giorgia Meloni va demander de nouveaux efforts financiers. D’où la nouvelle vague de privatisations et le maintien d’un faible taux d’investissements publics.

L’Italie ne peut rien faire contre Bruxelles parce que tous les mécanismes pensés pour aider les Etats et les rendre solidaires sont soumis à la logique de conditionnalité. Ainsi, le revenu de citoyenneté mis en place par le premier gouvernement Conte et l’adoucissement de la très dure loi Fornero sur la réforme des retraites qui déplaisaient à Bruxelles ont été remis en cause en échange du déblocage d’une tranche d’aide : le revenu de citoyenneté a été supprimé et le gouvernement va peu à peu revenir à la loi Fornero. Les démonstrations d’orthodoxie ne servent à rien : la règle austéritaire demeure et s’impose à un gouvernement qui pratique un thatchérisme d’extrême droite.

Royaliste : Voyez-vous une alternative au gouvernement Meloni ?

Frédéric Farah : Non. L’actuel gouvernement n’est pas impopulaire car le discours de Giorgia Meloni produit encore quelques effets. Surtout, l’alternance est représentée par le Parti démocrate qui avait lui aussi proposé une sorte d’autonomie différenciée en 2001 et qui ne peut pas se présenter aujourd’hui en champion de la lutte contre la dislocation de l’Italie. C’est aussi la gauche qui a largement privatisé et démantelé le droit du travail. Giorgia Meloni prospère sur du vide.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1272 de « Royaliste » – 11 février 2024

 

 

 

 

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