De livre en livre, Gaël Brustier établit le constat de faillites jamais surmontées, génératrices de crises cumulatives. La démarche parallèle d’une droite qui a liquidé le gaullisme quand la gauche abandonnait le socialisme conduit à un désordre idéologique aggravé par l’analphabétisme des oligarques.
Relire Gaël Brustier permet de réviser notre histoire récente tout en vérifiant la pertinence des analyses et des prévisions de ce spectateur engagé. En 2011, dans le Voyage au bout de la droite (1), on retrouve l’imposture majeure qui a assuré jusqu’à présent les rentes électorales de la fraction droitière de l’oligarchie après qu’elle eut liquidé l’héritage gaullien : promouvoir l’ultra-concurrence sur des marchés sans frontières et démolir la protection sociale tout prétendant faire rempart contre une insécurité soigneusement associée à l’immigration arabo-musulmane. Comme l’insécurité ne baissait pas plus que l’immigration, Marine Le Pen, “rentière du malheur”, a pu se poser en recours. La gauche, qui a cru pouvoir capitaliser sur tous les sans-frontiérismes – néolibéral, européiste et migratoire – a perdu gros sur le marché aux “valeurs”. Comme Gaël Brustier l’expliquait sous le quinquennat de François Hollande (2), la gauche de gouvernement fidèle à son atlantisme a accepté l’idéologie occidentaliste que la droite avait su imposer. Au fil de ses reniements, elle a perdu le soutien des classes populaires.
Faiseur de pluie
Le désordre idéologique (3) s’est installé dans notre pays dans un contexte institutionnel caractérisé par la dérive oligarchique et la délégitimation des gestionnaires du pouvoir. Dès 2017, Gaël Brustier soulignait l’effacement de la raison politique par un rituel électoral qui conduit à désigner, non un chef d’Etat, mais un “faiseur de pluie” : l’“attente d’actes quasi-magiques et (l’) affaiblissement des leviers étatiques dans la mondialisation et dans l’Union européenne transforment la figure capétienne de 1958 en une sorte de guérisseur hypermédiatisé et impuissant”.
Comme l’âme affligée est toujours en quête de consolation, il semblait encore possible de croire que le faiseur de pluie était entouré d’une pléiade de ministres soucieux du bien public, appuyés par des députés conscients de leurs responsabilités. Le discours sur la “compétence” ne s’est jamais mieux porté et les “experts” pontifient à la télévision. C’est là une illusion, qui masque l’analphabétisme croissant des hautes classes (4). Les grands médias sont en osmose avec les dirigeants politiques et communiquent leurs mêmes ignorances. Sur les chaînes d’information en continu, on parle longtemps avant de trouver quelque chose à dire. On allège la langue de bois par des allusions aux séries télévisées qui sont devenues l’ultime référence culturelle de gens qui ont abandonné les classiques de la littérature, du théâtre, du cinéma…
L’absence de hiérarchisation de sujets noyés dans les clichés souligne l’indifférence au mouvement de l’histoire. Il ne s’agit plus de comprendre le monde, mais d’assurer sa promotion personnelle par une mise en scène appropriée. On joue l’indignation quand la Russie envahit l’Ukraine mais on passe sans transition du front du Donbass à la réinvention de la crêpe Suzette. Puisque tout se vaut, rien ne vaut vraiment. Ce nihilisme tranquille permet de se maintenir sans états d’âme sur la ligne de l’occidentalisme et de fixer le rang de la France : est-elle, ou pas, le “bon élève” de la classe euro-atlantique ?
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que la vie politique tourne à vide. Au début des années soixante-dix, on parlait beaucoup de la “contre-société” irriguée par la contre-culture des contestataires de l’ordre établi. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une contre-société oligarchique : l’élite du pouvoir, des affaires et des médias ne parle qu’aux populations aisées du cœur des métropoles et agit pour la défense de leurs intérêts financiers. Cette contre-société plane littéralement au-dessus d’un pays frappé depuis quarante ans par les réformes néo-libérales. La souffrance visible, qui provoque des réactions massives dans les urnes et dans la rue, est aggravée par les souffrances invisibles dont Gaël Brustier souligne l’ampleur : détresse psychique d’innombrables adolescents, solitude des personnes âgées, ravages de la drogue. Ceci dans une ambiance de “fin du monde” où l’on disserte sur les manières de “sauver la planète” tout en déclarant indépassable un capitalisme ruineux à tous égards.
Une société anxiogène pousse une fraction croissante de la population à chercher refuge dans les prétendus paradis artificiels. Gaël Brustier dénonce la cécité volontaire des milieux officiels qui multiplient les déclarations de fermeté et se glorifient des descentes de police sur les points de deal. On ne veut pas voir que la guerre déjà perdue contre le cannabis et la cocaïne annonce d’autres déroutes, face aux cartels qui commercialisent les nouvelles drogues de synthèse. C’est la nation française qui est menacée par des produits fabriqués en Chine et qui, déjà, ravagent les Etats-Unis et le Canada. Ignorer ce fléau, c’est “commettre un déni de solidarité et d’humanité à l’égard de ceux qui sont prisonniers des substances narcotiques”, écrit Gaël Brustier qui milite pour que l’Etat relève tous les défis, nationaux et géopolitiques, du commerce de la drogue (5).
Joseph ou Gracián
Cette somme accablante de faillites politiques, intellectuelles et morales peut conduire au désespoir, au repli sur l’intime mais aussi, et plus souvent qu’on l’imagine, à la recherche de voies salutaires. Face au vide spirituel, Gaël Brustier brandit Laudato Si’ qui n’est pas seulement une encyclique écologique mais un appel à prendre soin des pauvres selon une théologie multiséculaire. Quant à l’engagement immédiat contre toutes les formes de la misère, Gaël vante la voie franciscaine, radicale et égalitaire, telle qu’elle est aujourd’hui vécue par les Capucins sur tous les continents et plus particulièrement sur les marges du monde développé. Croyants et incroyants ont admiré Padre Pio et l’abbé Pierre mais ceux qui n’ont pas oublié leur histoire ont en général une piètre opinion du père Joseph, l’ami de Richelieu, fustigé comme “éminence grise” parce que ce frère capucin portait la robe de bure. Piétinant la légende noire, Gaël Brustier proclame au dernier chapitre de son livre que “le Père Joseph est un type bien”.
Pour appuyer le propos, je voudrais tenter une comparaison entre le père Joseph, né François Leclerc du Tremblay (1577-1638) et le jésuite Baltasar Gracián (1601-1658), auteur, entre autres ouvrages, de L’homme de cour qui inspira Vladimir Jankélévitch. Le futur capucin est l’héritier d’une famille de hauts magistrats qui se divisa lors des guerres de Religion. Avant d’entrer dans les ordres, le jeune homme avait servi l’armée royale et participé en 1597 au siège d’Amiens, victorieusement repris aux Espagnols par Henri IV lors de la huitième guerre de religion. Baltasar Gracián, fils de médecin, reçut comme le futur père Joseph une solide et très complète éducation avant de rejoindre la Compagnie de Jésus en 1633. Il fut le confesseur du vice-roi d’Aragon, qu’il suivit à la cour de Philippe IV, dans une Espagne qui entrait sur la voie du déclin. Il connut aussi la guerre : aumônier de l’armée espagnole lors de la bataille de Lérida menée en 1646 contre les troupes françaises, son énergie lui valut d’être appelé “Père la Victoire”.
Le capucin et le jésuite sont tous deux écrivains – les écrits du premier ne sont pas passés à la postérité – mais là s’arrête la comparaison. Le père Joseph est un mystique, hostile au gallicanisme, qui rêve d’une Europe à nouveau rassemblée partant à l’assaut de l’Empire ottoman mais, à partir de 1612, il sert les buts réalistes de la politique française confrontée à l’impérialisme habsbourgeois. Grâce à son talent de diplomate et à ses réseaux religieux de renseignement, il apporte un très actif concours à la recherche d’un nouvel équilibre européen que Richelieu veut obtenir par la “guerre couverte” qui consiste à soutenir les Etats protestants – les princes allemands, les Pays-Bas, la Suède – contre la Maison d’Autriche puis à entrer en guerre ouverte contre l’Espagne en 1635. Le père Joseph a joué un rôle dans l’entrée en guerre de la Suède contre les impériaux (1631) et dans les négociations qui aboutirent, dix ans après sa mort, à la paix de Westphalie. Rôle important, décisif ? On ne sait. Un diplomate peut savoir, sans forfanterie, ce que son pays lui doit, mais les modestes succès et les grandes victoires sont portés au crédit de ceux qu’il a bien servi.
Le père Joseph meurt dans l’exercice de ses fonctions. Baltasar Gracián est un prédicateur et un auteur à la mode ; il évolue dans la compagnie des Grands qu’il critique à mots couverts. Ses insolences et les libertés qu’il prend à l’égard de son Ordre lui vaudront la disgrâce et l’exil. L’homme de cour expose avec un cynisme élégant la dialectique de l’apparence et de la dissimulation, qui en font le manuel de référence de tous les courtisans, sous tous les régimes. Le Capucin et le Cardinal, animés d’une haute spiritualité, sont quant à eux entièrement dévoués, dans le domaine temporel, au service épuisant de l’Etat. L’esprit tourné vers Dieu et forgé aux disciplines intellectuelles permet de maîtriser autant que possible les faiblesses du corps, dans une époque de guerres européennes et de complots ourdis par les factions.
Le père Joseph n’enseigne pas des manières de paraître et de s’élever à la Cour mais une vérité essentielle : on ne fait rien de grand sans la force d’une conviction puisée dans une vaste culture. Gaël Brustier ajoute qu’on ne fait rien de bien si les éminences grises ne vont pas pieds nus secourir les pauvres, dans leur lutte pour la survie quotidienne. Le Parti des Politiques, qui voulait mettre “l’Eglise dans la République”, était formé par des hommes de foi, catholiques et protestants. Notre Etat laïc a besoin de frères capucins et dominicains, de protestants et de juifs, de philosophes agnostiques, de fonctionnaires de toutes tendances et de tous rangs qui attendent qu’on veuille bien les “atteler”, comme disait le Général, à la reconstruction du pays.
Mais qui, “on” ? Gaël le sait bien. Nous attendons ceux que le père Joseph n’avait pas eu de mal à trouver : un chef d’Etat et un Premier ministre ayant la puissance de gouverner (6).
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1/ Gaël Brustier et Jean-Philippe Huelin, Voyage au bout de la droite, Des paniques morales à la contestation droitière, Mille et une nuits, 2011.
2/ Gaël Brustier, La guerre culturelle aura bien lieu, L’occidentalisme ou l’idéologie de la crise, Mille et une nuits, 2013.
3/ Gaël Brustier, Le désordre idéologique, Le Cerf, 2017.
4/ Gaël Brustier, Les analphabètes au pouvoir, Le Cerf, 2024.
5/ voir ses articles dans les numéros 1265, 1266 et 1267 de Royaliste.
6/ Arnaud Teyssier, Richelieu, La puissance de gouverner, Michalon, 2007.
Article publié dans le numéro 1273 de « Royaliste » – 22 février 2024
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