Nous vivons une période de dépérissement du politique. L’individu n’y trouve pas l’épanouissement promis en 1968 par les discours sur l’abolition du Maître mais l’angoisse du vide et de nouvelles sujétions. Il est cependant possible de gouverner la « Grande Transformation » que nous sommes en train de vivre.
Eminent historien britannique, Dominic Lieven (1), dit que pour comprendre une situation il faut avoir l’œil de l’aigle et l’œil du vermisseau : survoler de très haut les grands mouvements de l’histoire et observer au ras du sol le cheminement des hommes. Georges Balandier est proche de cette conception : il est à la fois l’homme des hautes altitudes habitué aux grands détours (1) et le spectateur tout près de la scène. Comme les précédents, son dernier livre publié (2) offre en effet ce que tous les politiciens disent posséder : une vision d’ensemble du moment présent et du proche avenir. Mais les candidats dressés par leurs conseillers en communication ne voient pas grand-chose et butent sur un paradoxe qui énerve les citoyens et que Georges Balandier formulait voici deux ans (3) en ces termes : « la puissance monte cependant que l’impuissance politique s’accroît ».
Cette impuissance tient à une responsabilité nouvelle et littéralement écrasante : « Le pouvoir politique a la charge sans précédent de gouverner à la fois des sujets d’ancienne facture et des sujets issus du monde numérisé, de la matérialité appartenant aux siècles industriels et de l’immatériel actuel devenu conquérant. » Pour remédier à cette impuissance, le pouvoir a choisi la pire des solutions : s’appuyer sur la puissance montante et dominatrice du capitalisme financier. Telle est l’épreuve majeure que vit notre « Occident », tandis que les post-colonisés vivent les mutations de l’histoire mondiale avec des structures étatiques importées qui ne leur conviennent pas.
La déperdition d’énergie politique affecte le corps du souverain. Pour le comprendre, il est inutile de recourir à la fable des « deux corps du roi » : le simple corps physique du souverain porte la charge symbolique du pouvoir grâce à des signes et des rituels qui ont été peu à peu abandonnés. Ce n’est pas une affaire de couronne et de sceptre : Charles de Gaulle et François Mitterrand incarnaient le pouvoir symbolique dans notre monarchie républicaine mais Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande ont été les acteurs dérisoires d’un effacement de la fonction présentielle qui ne peut tenir que par projection effective de la royauté. Nous voici à ras de terre, « sur le terrain » comme disent les oligarques qui jouent la comédie du patron sans-façons tandis que la République, la démocratie et les vertus publiques se perdent dans la brume des compromissions et la boue des affaires. Quant à ces crises, l’Union européenne ne résout rien : elle a « dévitalisé les nations intégrées sans suffisamment les solidariser » et elle substitue à une démocratie de plein exercice l’économisme financier, le juridisme et le réglementarisme.
Il est possible de remédier à ce déforcement du politique si l’on relève le défi anthropologique. Il faut « pouvoir pouvoir » nous dit Georges Balandier, sans oublier comment s’entretient la force du pouvoir dans les sociétés de la tradition et sans tomber dans le piège des restaurations impossibles ou de l’ultra-modernisme nihiliste. « C’est par le pouvoir symbolique qu’il faut intervenir, c’est par lui que la confiance peut se raviver, ne pas s’abîmer dans la déréliction. C’est par lui qu’il devient possible de transformer l’assise imaginaire, alors que tout bouge par les effets de la mondialisation, de l’économisme conquérant, de la mobilité financière accélérée. » Rien de plus réel, de plus concret, que le pouvoir symbolique nous dit encore Georges Balandier : « la conservation par le symbolisme politique recoupe celle que l’espace réalise en portant les inscriptions d’une histoire de très longue durée, inscriptions et traces résultant du travail des hommes. Cette double conservation maintient l’étroite alliance attachant le pouvoir à l’espace où il exerce, à son territoire. A des frontières que l’histoire a tracées, à une civilisation qui « personnalise » l’espace politique. »
Les épreuves de la globalisation financière et de la mondialisation technologique se vivent et se vivront dans les nations, qui auront tout avantage à s’accorder dans de souples confédérations fondées sur une civilisation commune et diverses cultures historiques. De telles perspectives, nationales et inter-nationales, redonneraient du sens à un pouvoir politique – à condition qu’il se redonne les signes et les moyens effectifs de pouvoir, c’est-à-dire de rendre possible. Non par volonté de puissance mais pour répondre aux attentes démocratiques et républicaines d’un peuple désorienté et toutefois capable d’un magnifique sursaut collectif comme nous l’avons vu et vécu en janvier 2015.
Ce sursaut n’a rien donné parce que personne n’a su lui donner un prolongement révolutionnaire. Or « il faut admettre, nous dit Georges Balandier dans sa conclusion, que la révolution soit d’abord et avant tout la volonté de maîtriser le présent changement d’ère, de le connaître dans son mouvement, de l’humaniser par la contribution de cultures différentes. » Face aux gouvernances erratiques, c’est de cette volonté que doit procéder tout programme de gouvernement.
***
(1) Dominic Lieven, La fin de l’empire des tsars, Editions des Syrtes, 2015. Je présenterai prochainement ce livre.
(2) Georges Balandier, Le Détour, pouvoir et modernité, Fayard, 1985 et 1977. Plusieurs articles consacrés aux ouvrages de Georges Balandier ont été republiés son mon blog : https://bertrand-renouvin.fr
(3) Georges Balandier, Recherche du politique perdu, Fayard, 2015.
(4) Cf. Du social par temps incertain, PUF, 2013.
Article publié dans le numéro 1084 de « Royaliste » – 2015
0 commentaires