Georges Balandier : Menaces sur la démocratie

Avr 3, 1995 | Entretien

 

Anthropologue et sociologue, professeur à la Sorbonne, directeur d’études à l’EHESS, Georges Balandier poursuit l’exploration de la modernité, avec la distance que lui donne sa connaissance des sociétés traditionnelles et son inlassable curiosité pour les territoires du futur. Le souci politique est au cœur de cette interrogation, comme on le verra dans l’entretien qu’il a bien voulu nous accorder.

Royaliste : Avec Le Dédale, vous achevez une trilogie. Quel est le lien qui unit cet ouvrage aux deux précédents ?

Georges Balandier : Cet enchaînement correspond à une recherche et à une logique. Le Détour présentait une méthode, il tentait de montrer pourquoi un anthropologue pouvait devenir le sociologue de la modernité la plus exacerbée, en passant des nouveaux mondes en voie de disparition aux nouveaux-nouveaux mondes que nous sommes en train de produire. Dans Le Désordre, il s’agissait de présenter le paradigme ordre-désordre, en expliquant que dans le dés-ordre il y a des possibilités à explorer. Le Dédale, c’est l’exploration des territoires de la modernité, avec cette référence au mythe du Labyrinthe, du Minotaure, et de Dédale – ce technicien qui crée une situation inextricablement enchevêtrée au risque de se piéger.

Royaliste : Le dédale, aujourd’hui, est technique.

Georges Balandier : J’évoque en effet les nouveaux Dédale qui produisent notre modernité – les grands systèmes techniques qui se développent en réseaux difficilement localisables. Ensuite j’étudie notre relation aux machines intelligentes et aux automates en montrant qu’il y a ici un nouveau type de fabrication du rapport social avec les effets que nous connaissons : créativité toujours plus puissante, avec les conséquences négatives que nous subissons – le chômage tout particulièrement. J’insiste beaucoup sur les techniques du vivant : il y a là un développement inédit dans l’histoire des hommes, auquel on ne prête pas encore assez d’attention. La connaissance du vivant a progressé à la manière d’une colonisation : on a avancé en explorant – la cellule, puis la molécule, les gènes etc. – et on occupe ces espaces explorés en faisant des applications, comme on prenait autrefois des droits sur des territoires. Le vivant ainsi soumis progressivement devient de plus en plus manipulable, mais nous continuons d’avancer sans mesurer toutes les conséquences. Il ne faut pas non plus sous-estimer le risque de voir se constituer une biocratie, la gestion du vivant conduisant à une gestion des personnes lourde de menaces. Déjà, aux États-Unis, on s’est demandé naguère comment produire une variété humaine mieux adaptée à l’exploration de l’espace…

Royaliste : Cette modernité n’épuise-t-elle pas notre imaginaire ?

Georges Balandier : La question doit être posée. Il y a, d’une part, l’extraordinaire puissance de la raison instrumentale et le type de rationalité que le marché impose, et, d’autre part, cet imaginaire « machiné » par les industriels de la communication et de l’image. Il faut cependant se garder de trop simplifier. Prenons la question de la nature. A partir du XVIIIe siècle, il s’est établi avec le mouvement romantique un lien avec la nature qui a beaucoup évolué puisqu’on est passé de la nature-mystère à la nature-utilité (celle qu’on exploite), à la nature-prétexte (elle devient un défi lancé à soi-même, par exemple dans les sports à haut risque), à la nature-simulacre (songez à la dalle de la gare Montparnasse, ou à ces « citations » de la nature dans le Tokyo bétonné). Et puis, nous constatons que la nature devient une occasion de religiosité : il y a ainsi une « mythécologie », extrême dans le culte de Gala, la déesse-terre. Nous assistons aussi à un développement du techno-imaginaire. Notre imaginaire oublie ses sources naturelles, cosmiques, ses puissances symboliques et ses lieux de transcendance s’effacent. Aujourd’hui, nous avons recours à des systèmes-machines, notamment l’ordinateur et ses dérivés : dès lors l’imagination n’est plus la « folle du logis », elle est canalisée, programmée, elle obéit à des mathématiques complexes. Mais toutes ces machines peuvent aussi entrer dans le champ des para-sciences, grâce à des dispositifs très complexes qui tentent d’interroger ce qui se trouverait hors de l’univers proprement humain. Certains cherchent ainsi, et à grands frais, ce qui se dit ou ce qui pourrait s’apercevoir dans les ondes, ils essayent d’entrer en communication avec les esprits du passé ou avec des êtres d’autres galaxies… Il faut aussi évoquer les mondes virtuels, créés par les machines que vous connaissez, et qui pourront bientôt être mélangés à la réalité – on songe par exemple à faire jouer dans les films des acteurs virtuels (vacteurs) avec les acteurs réels. Là encore, nous ne savons pas où nous allons, nous ne discernons pas toutes les conséquences de ce que nous sommes en train de fabriquer.

Royaliste : Vous abordez aussi la question du sacré…

Georges Balandier : Il y a bien sûr l’affaiblissement de l’institué. Ceci est connu, et les Églises le savent : elles sont plus soumises aux assauts de l’Histoire qu’elles ne l’auraient désiré. Il y a aussi la privatisation de la croyance, en dehors des Églises et des croyances constituées. Nous voyons croître un univers flou, où l’on trouve des croyances importées, des croyances résiduelles. Se constitue ainsi une sorte de marché du sacré, où chacun va prendre ce qui est nécessaire à son travail de bricolage personnel. Il y a en troisième lieu les retours du religieux, qui opèrent contre l’Histoire et la modernité. Je pense aux fondamentalismes, dans leurs simplifications vigoureuses, et aux intégrismes dans leurs constructions d’univers totalitaires à partir d’arguments d’autorité, disciplinaires.

Royaliste : Comment se pose la question démocratique, dans les sociétés post-totalitaires mais aussi dans nos sociétés en proie à de multiples interrogations ?

Georges Balandier : Dans les pays où le communisme s’est effondré, nous assistons à une transition confuse, à une décomposition plus qu’à une recomposition du social, de la culture et de l’économie. De fait, se pose le problème du passage du totalement contrôlé à l’usage positif du mouvement et de la diversité. Ce problème n’est pas nouveau : Tocqueville l’aborde d’une certaine manière en traitant de l’Ancien régime et de son achèvement. De son côté, Auguste Comte considère le même problème en essayant de définir le moment où un régime devient caduc, quoi qu’il fasse : à ce moment-là, plus on corrige, plus on défait, et plus on s’avance vers la disparition du régime en question. Ce problème est d’autant plus important que, jusqu’à présent, nous avons surtout connu des décompositions ratées – et l’Europe de l’Est n’échappe malheureusement pas à cette règle. Nous ne pouvons pas rester indifférents devant cet échec, car la connaissance de ce ratage démocratique peut nous aider à réfléchir utilement sur notre propre expérience de la démocratie.

Quel a été notre regard sur les événements de l’Est européen ? Dans un premier temps, nous nous sommes abandonnés à l’idée de la contagion démocratique. Le modèle démocratique et le modèle du marché étaient censés devenir les unificateurs universels : il n’y a plus d’ennemi, et par conséquent il n’y a plus cette sorte d’alternative que constituait la réponse au totalitarisme – d’où l’éphémère et néfaste succès du mythe de la fin de l’Histoire. Puis nous avons découvert une Russie moins démocratisée que désorientée, en voie de déconstruction toujours plus avancée. Ainsi, la religion démocratique dont nous pensions être les détenteurs, le standard démocratique dont nous pensions être les inventeurs et les diffuseurs universels commencent à être sérieusement affectés.

Royaliste : Pourquoi de telles erreurs dans l’analyse de cette situation ?

Georges Balandier : Nous avons oublié que la démocratie est un pari sur l’Histoire, qu’elle ne se fait pas d’un coup, qu’elle est une création continue. Il n’y a pas de démocratie qui soit donnée, à l’intérieur de laquelle on s’installe, comme dans un fauteuil confortable, en regardant à la télévision ceux qui parlent et qui disent ce qu’il faut faire.

Deuxième erreur de l’Occident : l’accoutumance démocratique nous a donné la certitude que le monde se ferait selon ce modèle. « On a gagné », disaient certains éditorialistes, mais le modèle standard ne semble pas recevable tel quel…

En troisième lieu, il faut remettre en cause l’économisme des Occidentaux. Il a conduit à conférer une efficacité quasi magique à la régulation par le marché. Il suffisait, pensait-on, de mettre en place des entreprises, des bourses, des flux de capitaux, et la démocratie devait suivre, comme l’intendance. Ce faisant, on a oublié que les choses se dégradent au cours d’une période de transition, et que ceux qui souffrent de cette transition peuvent en venir à regretter la situation antérieure. Enfin, cet économisme est conçu et mis en œuvre dans la perspective du présent, si bien qu’on finit par oublier que le passé ne s’abolit pas, qu’il y a des retours avec des effets qu’on ne maîtrise pas. C’est ainsi qu’on a découvert à l’Est le retour de mémoires collectives vendettistes.

Royaliste : Quelles leçons à en retirer pour les sociétés démocratiques occidentales ?

Georges Balandier : Nous nous sommes habitués à l’idée que la démocratie peut vivre sans vertu – contrairement à ce que pensaient Montesquieu et quelques autres. Or la démocratie ne peut pas fonctionner au doute et au soupçon. Or, il y a doute quant à la maîtrise des problèmes les plus urgents par les élites ; il y a doute quant à la différence réelle des programmes politiques. Et puis il y a les soupçons : le sentiment que le mensonge et les intérêts masqués jouent aujourd’hui dans la démocratie un rôle croissant, ce que l’actualité quotidienne paraît confirmer.

La conséquence, c’est le désabusement, l’incrédulité à l’égard du politique. Nous avons une confrontation idéologique affaiblie, avec quelques îlots subsistants de militantisme. La démocratie est livrée aux effets du trop visible – c’est la culture du spectaculaire, ce sont les pouvoirs de l’image et du paraître qui mettent le citoyen sous influence. Mais la démocratie est aussi menacée par les effets du caché, du hors-scène : c’est le pouvoir des compétents, des experts, qui maîtrisent les divers systèmes de gestion, et c’est la croissance de structures en réseaux mal localisables. Cette entrée dans l’univers des réseaux est en train de nous faire sortir du politique. Et puis il y a cette dynamique concurrentielle du marché qui nourrit les inégalités et les marginalités… C’est dire l’ampleur des tâches qui nous attendent, si nous voulons préserver la démocratie et vivre en citoyens encore libres.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 640 de « Royaliste » – 3 avril 1995.

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