Après avoir discrètement cheminé, voici que la pensée de Georges-Hubert de Radkowski s’offre à la réflexion de nos contemporains. Elle ne cessera de mettre en question nos certitudes sur l’essence de la technique, sur les fondements de l’économie politique et sur notre manière d’habiter le monde.
Que Les jeux du désir puissent être réédités plus de vingt ans après leur première publication (1), voilà qui semblait relever de la rêverie amicale. Relégué de son vivant parmi les marginaux, « Radko », penseur du nomadisme (2) était lui-même de l’espèce nomade, de celle des aventureux qui savent ce qu’ils font et où ils vont – à la différence des obstinés qui tournent en rond au fond de leurs propres impasses.
Mieux : notre ami Georges-Hubert reparaît dans une collection « pour étudiants », ce qui signifie que certains de ses lecteurs n’étaient pas nés lors de la première publication de l’ouvrage. A cette époque le monde soviétique paraissait encore solide, le « libéralisme avancé » était un balbutiement inscrit en marge du grand livre de l’Etat-providence, le Parti socialiste préparait la « rupture avec le capitalisme » et le Programme commun était considéré comme la grande promesse des temps qui allaient venir.
Noble polonais, héros de l’insurrection de Varsovie, anticommuniste déclaré, Georges-Hubert de Radkowski semblait à tous égards « dépassé » comme on disait alors. Pourtant, il se reliait à sa manière à tout un courant critique de la modernité qui prolongeait la thématique contestataire des années soixante. En 1980, on lisait encore Ivan Ilitch, on travaillait avec René Girard, on explorait le libéralisme en plein essor avec Jean-Pierre Dupuy, on entreprenait un réexamen complet de la question monétaire avec Michel Aglietta et André Orléan…
« Radko » participait à ces vastes réflexions et la richesse de sa contribution fut immédiatement reconnue. Sa critique portait sur des couples connus : technique et économie, désir et besoin. Mais il montrait l’obscurité du concept de Besoin, qui est censé justifier la science économique dont on répète qu’elle est voué à la « satisfaction des besoins ». C’est là une vocation illusoire, une fausse finalité, un cercle effectivement vicieux puisque l’économie qui prétend satisfaire nos besoins (et en finir avec la rareté) ne cesse d’en créer de nouveaux. Le besoin est une astreinte, alors que le désir permet à l’homme de s’arracher à son milieu et de le soumettre grâce aux techniques mises en œuvre. L’économie, quant à elle, n’est pas fondatrice ni essentiellement productive : c’est un ensemble de dispositifs destinés à économiser de l’énergie (dans l’économie nomade), des ressources physiques (dans l’économie sédentaire) ou du temps (dans l’économie industrielle).
De ces définitions et de ces distinctions procède une mise en question radicale de l’idéologie moderne de la technique, expression d’un désir de puissance qui peut libérer les hommes (de diverses contraintes) sans les rendre libre pour autant, et d’une économie impérieuse, totalisante voire totalitaire qui impose son empire à la technique et cherche à réduire nos désirs à l’état de besoins. Georges-Hubert de Radkowski récusait l’idée d’un progrès technique linéaire et d’une économie naturellement bienfaisante. Il envisageait une technique à nouveau ancillaire et une « économie des désirs » qui nous permettrait d’atteindre à une sagesse.
Tels étaient les enjeux d’un débat qui s’est poursuivi au fil des années et que nous retrouvons aujourd’hui dans sa fraîcheur initiale. Les immenses dégâts commis par l’ultra-libéralisme nous obligent à aller aujourd’hui au plus pressé (nourrir les hommes, soigner les hommes, libérer les esclaves selon les trois injonctions de François Perroux) mais cela ne peut nous empêcher de continuer à repenser l’économie politique, en passant chacun des concepts forgés par ses théoriciens au fil de la critique. Pour cette tâche, Georges-Hubert de Radkowski reste un bon compagnon d’aventure et un interlocuteur inlassable.
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(1) Georges-Hubert de Radkowski, Les jeux du désir, De la technique à l’économie, Préface de Dominique Lecourt. Postface de Jean-Pierre Vernant. PUF, Quadrige, 2002. Première édition PUF, 1980.
(2) Du même auteur, Anthropologie de l’habiter, Vers le nomadisme, Préface d’Augustin Berque / Postface de Michel Deguy. PUF, 2002.
Article publié dans le numéro 808 de « Royaliste » – 2003
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