Mille fois prononcé lors de la lente formation de l’équipe ministérielle, le mot “casting” dit bien l’obsession des individualités et la réduction du gouvernement à la gouvernance. Les tractations politiciennes et le commentaire médiatique ont en effet porté sur une distribution de rôles, pour un spectacle dont nous connaissons les principales répliques : émoi devant le gouffre budgétaire, mâle résolution face au mur de la dette et fermes discours sur l’immigration pour que les passions protestataires ne sortent pas du cadre assigné aux polémiques sociales.

Il est donc inutile de s’attarder sur les noms, les étiquettes et les tendances qui entrent dans la composition de la fraction droitière de l’oligarchie. Et nous savons d’expérience qu’une gouvernance de gauche ne serait pas plus intéressante, quant aux enjeux nationaux.

L’histoire de la classe dirigeante, depuis quarante ans, est celle de personnages qui se trouvent pris dans une nasse de plus en plus réduite et qui sauvent les apparences par la communication. Aujourd’hui, les nouveaux arrivés accablent Bruno Le Maire, qui nous aurait menés aux abysses alors qu’il avait vertueusement dénoncé François Fillon, épouvanté en 2007 de découvrir la “faillite” financière mais laissant sa propre ardoise. La scène de la douloureuse surprise prépare celle des courageuses mesures austéritaires qui échouent à l’acte final en raison du laxisme des gestionnaires du moment… Règlements de comptes et bavardages médiatiques font perdre de vue les crises majeures que nous avons subies et un effet de système qui s’est peu à peu imposé jusqu’à devenir implacable.

La forte croissance de la dette publique correspond à la crise des subprimes (2008) engendrée par les excès du capitalisme financier et à la crise sanitaire de 2020-2021 qui a entraîné un soutien massif aux entreprises et à leurs employés. Dans les deux cas, l’Etat rituellement dénoncé comme “monstre froid” s’est révélé salutaire dans l’immédiat, par les dépenses qu’il était seul en mesure de consentir et de répartir.

En France comme ailleurs dans l’Union européenne et aux Etats-Unis, les classes dirigeantes ont considéré que le sauvetage du système en 2008 autorisait son maintien en l’état. Le pari d’une survie du capitalisme financier au prix de divers aménagements paraissait plus facile à tenir que le choix concerté d’un nouveau mode de développement. Or l’édifice demeure excessivement fragile en raison de la logique spéculative et des violentes inégalités qui engendrent des mouvements de révolte.

Pour retarder l’échéance fatale, les élites occidentales s’efforcent de consolider le capitalisme financier tout en évitant l’insurrection des classes moyennes et populaires. Bien étudié aux Etats-Unis et dans l’Union européenne (1), ce jeu de balancier absorbe l’énergie des équipes qui se succèdent à la tête de notre pays. On favorise les rentiers par la baisse de la fiscalité sur le capital mais on réduit ou on supprime les impôts directs sur les plus pauvres et ce double effort prive l’Etat de recettes considérables. Comme d’autres États membres de l’Union européenne, la France subit un régime de libre-échange assorti d’un taux de change défavorable qu’il n’est pas possible de modifier puisque l’appartenance à la zone euro interdit les dévaluations. Il en résulte une désindustrialisation et un chômage de masse que les gouvernances successives s’efforcent d’atténuer par les subventions aux entreprises et par des aides sociales que les aléas conjoncturels – l’inflation récemment – conduisent à amplifier. En versant sous diverses formes – prime d’activité, “chèques” – des compléments de salaires, l’Etat exonère les entreprises de coûts qu’elles devraient normalement supporter.

Comme l’Etat perd des recettes et multiplie les aides aux rentiers, aux entreprises et aux ménages, il cherche à faire des économies sur les salaires des fonctionnaires, sur les équipements publics, sur les investissements décisifs. Mais finalement, les réformes anti-sociales, les plans d’austérité et les aides compensatoires ne donnent jamais les résultats attendus : le déficit budgétaire se creuse, la dette publique s’accroît, le déficit commercial est colossal, la pauvreté gagne du terrain.

Lors de la discussion budgétaire, nous ne perdrons pas de vue les enjeux du moment : il est possible et souhaitable de réaménager les subventions aux entreprises, de taxer plus fortement le capital, de lutter contre l’évasion fiscale, de réduire les gaspillages. Mais le système sera de plus en plus fragile et injuste. Aux Etats-Unis, à Francfort, à Bruxelles, les dirigeants les plus lucides estiment qu’il faut préserver le capitalisme rentier car son effondrement serait irrémédiable alors qu’il sera toujours possible d’acheter le calme social par de la dépense publique, donc par de l’endettement, à condition que les taux d’intérêt restent bas. Prise dans les actions de retardement d’une crise redoutable, la nouvelle gouvernance parisienne est d’ores et déjà condamnée à l’impuissance.

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1/ Wolfgang Streeck, Du temps acheté, La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Folio essais, 2018.

 

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