Grande peur en Limousin

Juil 2, 2015 | Entretien

 

Auteur d’œuvres littéraires, politiques, historiques (lauréat de l’Académie française en 1979), journaliste, scénariste de télévision et traducteur-acteur de Shakespeare, Luc de Goustine a siégé au Conseil économique et social, participe à la rédaction de Royaliste et à la direction de la Nouvelle Action royaliste. Il est diplômé de l’École Pratique des Hautes Études.

Royaliste : Comment définissez-vous votre travail ?

Luc de Goustine : C’est un travail de micro-histoire qui part d’une aventure en milieu rural mais qui intéresse l’histoire générale de la France au XVIIIe siècle, voire celle de l’Europe. Bien entendu, la micro-histoire ne reflète pas ligne à ligne l’histoire générale mais elle l’éclaire d’une manière qui fut pour moi passionnante car elle était concrète. L’aventure que je relate permet de connaître la vie quotidienne des gens de l’époque, leurs réactions, leurs relations familiales, leur langue, leur rapport à la justice et à la société, leurs espérances et désespérances politiques.

Royaliste : Qu’en est-il de l’affaire que vous avez choisi d’étudier ?

Luc de Goustine : L’affaire se déroule pendant la Grande Peur de l’été 1789. La rumeur disait que des brigands attaquaient des villes ou des convois de blé pour priver ces villes de subsistances. En Limousin, le syndrome venu de Limoges faisait venir la menace du Nord, de l’Est et du Sud-ouest – mais pas d’Auvergne. En l’occurrence, on avait peur des étrangers : « quarante mille Espagnols » étaient en train de remonter de Toulouse et les Anglais revenaient à la conquête du territoire français ! Il y avait aussi des chômeurs venus de Paris… Limoges s’était retrouvée en état de siège pendant trois jours : on avait arrêté trois religieux mal identifiés qui passaient dans une forêt et furent assez vite libérés, puis la peur avait disparu. Mais on avait institué un comité de surveillance et mis sur pied une milice bourgeoise sur fond de rivalités politiques municipales.

Après avoir quitté Limoges, la rumeur s’est abattue sur d’autres villes limousines – Uzerche, Brive, Ussel et enfin Saint-Angel, petite bourgade vers laquelle ont convergé toutes les vagues de rumeurs pour produire le maximum d’effet à l’endroit où il y avait le moins d’enjeu politique. Cette activation est venue mettre le feu aux poudres dans des conflits microscopiques, des tensions sociales latentes, des ambitions comme partout à l’affût. Au moment où les villes dont j’ai parlé se remettaient de leurs émotions, Saint-Angel plongeait dans la tourmente.

Royaliste : Comment se manifesta cette tourmente ?

Luc de Goustine : Les bourgeois de Saint-Angel – ils n’étaient qu’une poignée – avaient décidé de s’armer pour faire face aux « sept-cents bandits venus du Sud » sans compter la menace espagnole. Un gentilhomme qui s’était retiré sur ses terres avec le grade de capitaine dans un régiment de dragons a été mis au courant de l’imminence du danger. Charles-François de Douhet – tel était son nom – s’est senti obligé de convoquer le ban et l’arrière-ban de ses fiefs pour la défense de la communauté en menaçant de brûler la cervelle des paysans qui ne le suivraient pas. Il a réussi à réunir 70 personnes devant Saint-Angel avec le curé du lieu, après une messe où l’on avait célébré la mémoire des frères Macchabées, parfaite pour alimenter le patriotisme. Le mot d’ordre général, diffusé par le comte de Douhet lui-même, était le suivant : « Nous allons à Saint-Angel secourir le Tiers État. » Le langage militant montrait que Charles-François était dans la ligne générale. Or, bien que Georges Lefebvre, principal historien de la Grande Peur, l’ai classé comme « pittoresque malentendu », je pense prouver qu’à la faveur de cet événement ont affleuré des tensions politiques et sociales latentes qui en disent beaucoup sur la situation générale.

Royaliste : Comment surgit ce prétendu « malentendu » ?

Luc de Goustine : La population excitée par quelques meneurs se rassemble autour du capitaine et de sa troupe. Heureusement, la milice bourgeoise de Meymac accourt et empêche qu’ils soient exterminés sur place. On confisque leurs chevaux et leurs quelques armes et on arrête deux ou trois paysans – les autres étant rentrés chez eux. Une expédition envoyée dans les bois voisins traque les brigands qui restent introuvables. Pendant ce temps, les prisonniers sont transférés à Meymac puis à Limoges et il est déjà question d’en informer Paris. Ils passent deux mois en prison à Limoges puis, lors d’une séance à l’Assemblée nationale, on ordonne que les prévenus soient remis en liberté tout en restant à la disposition de la justice. Chacun rentre chez soi mais, en raison du climat local hostile aux « aristocrates », Charles François de Douhet est amené à faire passer ses biens au nom de sa femme pour émigrer avec son fils. Le gentilhomme fera une longue campagne sous les ordres de Mirabeau-Tonneau, frère du tribun, dans l’armée Condé, perdra son fils au combat, sera blessé et s’installera à Brünn en Moravie. Là, il se remariera avec une jeune Autrichienne dont il aura un enfant – qui reviendra en France sous la Restauration.

Royaliste : Comment avez-vous établi les faits ?

Luc de Goustine : J’ai trouvé de nombreux documents. Parmi eux, des lettres de dénonciation envoyées de Saint-Angel à Limoges ainsi qu’un écrit polémique intitulé « Victoire des Auvergnats sur les aristocrates ». L’auteur sera plus tard député à la Convention et régicide : il voulait montrer grâce à son libelle qu’il avait été à la tête d’un mouvement populaire qui s’était opposé à un coup de main crapuleux de l’aristocratie.

À l’opposé, sous le Directoire, a circulé un écrit dû à une personne qui a visiblement souffert de la Révolution et qui raconte l’affaire de Saint-Angel comme si elle se passait sous la Terreur. Il apporte des détails pittoresques et terribles. Enfin, il y a les textes de Brünn dans lesquels le comte raconte son aventure, mais aussi ses affaires de famille. Je me suis aussi intéressé à l’inventaire de ce qui était dans ses poches ; on y trouve de quoi écrire, des monnaies françaises et étrangères, une épée de deuil – le crêpe noir signifiant qu’on ne peut la tirer du fourreau – et seize lettres et imprimés qui montrent qu’il est au courant jour après jour de ce qui se passe à l’Assemblée nationale. Or nous sommes quinze jours après la prise de la Bastille…

Royaliste : Le comte de Douhet s’intéressait-il à la vie politique locale ?

Luc de Goustine : Quant à la politique locale, le comte de Douhet avait été mêlé de près aux élections pour les États généraux en Bas-Limousin – notre Corrèze. Il faisait partie des réformistes du roi, qui s’opposaient à la cabale des privilégiés et il était naturellement proche du duc de Noailles. En face, il y avait les amis de Sieyès inspirés par Mgr de Lubersac. Le duc de Noailles avait été nommé par le roi pour mettre en œuvre la réforme de Brienne qui permettait la promotion dans l’armée – et ne réservait plus aux seules familles nobles le droit d’accéder au grade d’officier. La réforme de Brienne n’ayant pas eu lieu, la privation de carrières d’officiers dans l’armée était très mal vécue par la bourgeoisie et, à la faveur de la Grande Peur, les bourgeois se sont autopromus capitaines des milices patriotiques.

Un autre personnage important de l’affaire, c’est Jocelyn de Poissac, noble de fraîche date et conseiller au Parlement de Bordeaux. Girondin avant la lettre, il veut reconstituer les États de Guyenne, avec les provinces d’Angoumois, du Périgord, du Limousin et de la Marche.

Royaliste : Pour quelles raisons le comte a-t-il été désigné comme ennemi en juillet 1789 ?

Luc de Goustine : Fort de son expérience militaire, il fait l’erreur de venir à Saint-Angel sans avertir les bourgeois de la milice du village. Pourtant, ayant prudemment laissé ses hommes assemblés hors du village et n’étant accompagné que du curé, tous deux ont été d’abord accueillis favorablement. Mais le notaire nouvellement capitaine, piqué d’orgueil et prévenu contre Charles-François de Douhet, a alerté la bourgeoisie de Meymac et des troupes rassemblées à la hâte de chômeurs ou de journaliers venus pour la moisson. Alors, d’un coup, l’accueil s’est fait accusateur, puis hostile, des bandes armées se sont formées – un notaire, futur général d’Empire, s’est intitulé « capitaine des fourches et des faux » – et le comte a été accusé d’être venu piller et mettre le feu. En fait, il était depuis longtemps visé.

Pour le comprendre, il faut s’intéresser à l’histoire de sa famille. Sa mère, issue d’une vieille famille de noblesse tulloise, était une femme violente qui battait ses enfants et brimait même son mari, le doux Jérôme de Douhet venu d’Auvergne. Les domestiques ont tout raconté lors de la procédure de divorce entre les époux – car le divorce, entendu comme séparation, existait contrairement à ce qu’on dit sous l’Ancien Régime. Selon l’avocat, Jérôme n’est qu’un homme débile, fatigué, sénile – qui d’ailleurs a pris la fuite vers l’Auvergne. Mais le plaidoyer accable François de Douhet et son frère. François est un sabreur qui veut intimider tout le monde ; l’avocat le présente comme le persécuteur de sa mère. Ce genre de bruits avaient nourri la rumeur publique contre les habitants du château de Laveix avant même la naissance de François, du temps où un huissier s’était plaint de menaces et voies de fait alors qu’il était venu apporter une banale requête. François et son frère s’étaient récemment heurtés à leur voisin de Fénis, patron de la Manufacture d’Armes de Tulle, principal employeur local et ami de Turgot – avec qui François n’avait guère d’affinités.

D’autres incidents, fort bien documentés, contribuaient à donner au comte de Douhet la réputation d’un homme de caractère tranché qui, abordant les événements révolutionnaires, était naturellement exposé aux coups. D’où l’expression d’ « aristocrate renforcé » que François emploie à propos de lui-même, avec l’ironie amère de celui qui voit qu’on lui fait jouer un rôle alors qu’il a la culture d’un gentilhomme éclairé.

Quant au récit des faits, il prend ici la forme d’une « chronique éclatée » qui ne prétend à aucune autre cohérence que celle de l’aventure humaine. Mais il permet de souligner deux phénomènes majeurs. D’abord l’extraordinaire actualité des problématiques du temps en matière économique et politique : il y a conflit entre l’intervention de l’État et le libéralisme marchand avec une adulation pour Turgot qui fait l’impasse sur la réalité de son action, notamment la répression sanglante lors de la « guerre des farines ». Ensuite, on voit clairement la montée en puissance, non de la bourgeoisie comme classe, mais d’une génération des jeunes bourgeois qui, longtemps privés de participation au pouvoir symbolique, feront de parfaits révolutionnaires.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1082 de « Royaliste » – 2 juillet 2015.

Luc de Goustine, La Grande peur de Saint-Angel – Aventure d’un brigand gentilhomme, Cahiers de Carrefour Ventadour, 2013.

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