Emmanuel Macron mène contre la drogue une guerre sans relâche et sans pitié. Telle est la bonne nouvelle annoncée lors d’un entretien accordé le 18 avril au Figaro par celui qui se veut comme un mélange de Turgot, Bonaparte et de Gaulle.

Nous sommes heureux d’avoir au sommet de l’État plus qu’un homme – une synthèse ! Car la lutte annoncée contre le grand trafic, la distribution de quartier et la consommation est une tâche surhumaine. Or c’est là, d’entrée de jeu, que le bât blesse. Tout à coup, un beau matin d’avril, on nous annonce une entreprise inouïe, qui ferait suite à des efforts sans précédent sans que nous ayons eu le moindre écho d’une concertation internationale. Pourtant, la drogue est un fléau mondial qui alimente un intense commerce transfrontière… Il semble qu’à l’Élysée, l’homme-synthèse ait décidé de régler l’affaire chez nous, et avant l’élection présidentielle…

Pour faire taire les mauvais esprits, qui soupçonnent une opération électorale, Emmanuel Macron a annoncé un grand débat sur la drogue. Puisque nous n’y serons pas conviés, je m’empresse de publier notre avis.

Bilan intérieur ? La responsabilité de notre classe politique est écrasante. Au début des années quatre-vingt-dix, on a laissé se développer le trafic de stupéfiants dans les banlieues pour deux raisons : les bandes y maintenaient le calme et les jeunes dealers faisaient vivre d’innombrables parents au chômage. Cela était affirmé, à l’Elysée et à l’Intérieur, sur le ton de l’évidence. C’est à la même époque qu’un pacte a été implicitement conclu avec certaines mosquées radicales : il fallait que les imams tiennent les jeunes. Qu’on ne s’étonne pas, aujourd’hui, des progrès d’un extrémisme religieux alimenté par le trafic de drogues.

Bilan extérieur ? La responsabilité de notre classe politique est non moins éclatante. Nous étions en Afghanistan, nous avons vu ce malheureux pays devenir un narco-Etat. Parce que notre armée était présente en Asie centrale, nous pouvions participer à la lutte contre le trafic transfrontalier aux côtés des Tadjiks et des Russes. Nous ne l’avons pas fait, faute d’ambition et pour “faire des économies”. Au lieu de mener bataille à l’avant, nous subissons sur notre territoire le maximum de ravages.

Ce passé désastreux ne doit pas conduire au renoncement. Emmanuel Macron décrète que “l’éradication” du trafic de stupéfiant est “la mère de toutes les batailles”. Il est vrai que la drogue est l’un des principaux défis de notre siècle. Mais si la France veut mener une action décisive, il lui faut une stratégie et des moyens logistiques. La stratégie de Turgot-Bonaparte-de Gaulle, c’est de pourchasser les revendeurs et d’emprisonner les grossistes tout en punissant les consommateurs par des amendes assorties d’un discours moralisateur que produira le grand débat sur la drogue. Comment la police parviendrait-elle à éradiquer un trafic structuré, alors qu’elle n’a pas les moyens de se faire respecter par de simples bandes de voyous ? Et si par miracle elle y parvenait, comment résoudrait-on le problème économique et social posé par l’arrêt du trafic ?

Les stupéfiants assurent aux trafiquants un revenu annuel estimé à deux ou trois milliards. Cet argent fait vivre, directement ou indirectement, des centaines de milliers de personnes. Non seulement les trafiquants et leur famille mais les commerçants petits et grands qui profitent de leurs achats. Il faudrait donc un plan de réorganisation de l’activité économique et de redistribution des revenus permettant d’assurer un revenu légal décent à toutes les personnes qui se retrouveront dans une forme inédite de chômage. Comme il n’est pas question d’un tel plan dans les hautes sphères, il y aurait, après des opérations de police parfaitement réussies, renaissance du trafic ou reconversion dans un autre secteur de l’économie souterraine.

La « mère de toutes les batailles” est conçue par le nouveau Bonaparte comme si nous étions face à des trafiquants des années cinquante. Or l’économie mondiale de la drogue dégage aujourd’hui de tels bénéfices que les principaux entrepreneurs peuvent recruter des bandes armées, administrer des territoires par la violence et corrompre des gouvernements. Quant à la coordination internationale de la lutte contre les mafias de la drogue, le nouveau Turgot a-t-il des propositions à faire ? Je n’en vois nulle trace.

Enfin et surtout, les immenses questions posées par la consommation de stupéfiants ne seront pas résolues par un mélange de répression et de prévention. Dans un livre qu’Emmanuel Macron a certainement lu, deux universitaires américains expliquent pourquoi il faut ranger les victimes de la drogue parmi les “morts de désespoir” et comment le capitalisme mondialisé pousse à l’autodestruction de nombreux citoyens qui appartiennent aux classes populaires et moyennes.

La drogue est le signe de la crise des sociétés modernes. Telle est l’angoissante banalité, attestée par d’innombrables études, que l’homme des Grands débats ne veut pas affronter. Alors il communique et monte le spectacle de sa volonté, soulignant du même coup son impuissance bavarde.

***

(1) Anne Case, Angus Deaton, Morts de désespoir, L’avenir du capitalisme, PUF, 2021.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires