Historien militaire et stratégiste, Benoist Bihan a publié de nombreux articles et plusieurs ouvrages, dont « Conduire la guerre, Entretiens sur l’art opératif » avec Jean Lopez (Perrin). Je le remercie d’avoir bien voulu relire et développer le texte que nous avions tiré de sa conférence aux Mercredis de la Nouvelle Action royaliste, le 11 juin 2025.
Est-il possible de procéder à une analyse lucide de la guerre d’Ukraine ?
Benoist Bihan : La guerre entre la Russie et l’Ukraine est un sujet très passionnel depuis 2022. Par conséquent, l’analyse y est particulièrement maltraitée ! Depuis le début de ce conflit, beaucoup de propos hors sol ont été tenus, et cela continue… Il y a heureusement aussi des réflexions de qualité, notamment sur les questions tactiques, mais force est de constater que la plupart ont lieu à l’étranger, et pas en France. Celles-ci présentent cependant un certain nombre de limites, car ces leçons militaires « à chaud » ne sont pas nécessairement pertinentes six mois plus tard : la guerre est un phénomène évolutif et adaptatif, et le conflit russo-ukrainien l’est tout particulièrement, en tout cas au plan de la tactique élémentaire. C’est la raison pour laquelle je privilégie pour ma part une analyse stratégique, qui s’attache à la conduite de la guerre dans ses dimensions politique, diplomatique, sociale, économique en plus de l’aspect militaire – qui demeure bien entendu central – et je m’intéresse surtout aux interactions de ces différentes composantes.
Dans cette perspective plus vaste, bien que le conflit russo-ukrainien retienne une part considérable de mon attention, il me semble qu’il faille se garder de considérer que les guerres de demain ressembleront nécessairement et exactement à ce qu’on observe en Ukraine. Ceci pour deux raisons. D’abord parce que chaque belligérant d’un conflit vient avec sa propre identité militaire, ce qui limite la transposabilité d’une partie des leçons tirées à d’autres armées ou d’autres contextes stratégiques. Ensuite, parce que même en se limitant à ce cas d’étude, la guerre en Ukraine en 2024 et 2025 n’est déjà pas la guerre en Ukraine en 2022 ou en 2023. Et son caractère devrait encore changer d’ici 2026… Une guerre future, en 2030 ou 2035 sera donc encore différente ! Le plus difficile est ici de faire la part des choses entre des aspects, notamment technologiques mais pas uniquement, qui évoluent très rapidement et les permanences, entre ce qui relève d’enseignements à portée universelle, et des leçons plus conjoncturelles voire des anomalies propres à un conflit particulier. En outre, il n’y a pas que l’Ukraine qui façonne la conflictualité future : les conflits du Proche-Orient, pour ne citer qu’eux, sont aussi riches d’enseignements militaires.
Comment s’orienter face à cette complexité ?
Benoist Bihan : Pour avancer dans cette réflexion, l’un de mes guides est la pensée d’Alexandre Svétchine, l’un des plus grands stratèges et stratégistes du XXe siècle, qui a été l’un des architectes de la pensée militaire soviétique et dont l’héritage est toujours vivant en Russie aujourd’hui. Svétchine est le véritable continuateur de Clausewitz, et il nous a légué un certain nombre de grilles d’analyse qui, après un siècle, restent pertinentes. La guerre, pour lui, se conduit à l’intersection de plusieurs dialectiques. Ce mot clé, que l’on retrouve en France par exemple dans les écrits du général Beaufre est hélas aujourd’hui assez éloigné de nos façons de penser le monde.
En quoi la guerre est-elle un phénomène dialectique ?
Benoist Bihan : Toute guerre se conduit à l’intersection de plusieurs dialectiques. Il y a évidemment une dialectique entre les deux adversaires, celle que décrit Beaufre justement entre « les volontés utilisant la force pour résoudre leur conflit ». Mais ce n’est pas tout : chaque belligérant doit, pour l’emporter, être capable d’articuler au sein de son propre camp, au cœur de l’Etat, plusieurs dialectiques : entre les capacités économiques et les exigences militaires, entre les intérêts particuliers et l’intérêt général au sein de la société, enfin entre les buts politiques et les possibilités qu’offre la stratégie de les atteindre. La performance globale d’un Etat en guerre se détermine par la capacité de ses dirigeants à articuler ces trois dialectiques pour avancer dans le sens politique voulu.
La première relation dialectique est donc celle entre les moyens matériels et la stratégie militaire, et donc la dimension économique et industrielle de la guerre. Force est de constater qu’elle avait été quelque peu oubliée en Occident. De fait, les guerres dans lesquelles les Etats occidentaux se sont engagés depuis un demi-siècle ne mettaient pas en jeu nos capacités de production de manière sensible, principalement parce que nos adversaires n’étaient pas assez puissants pour nous obliger à mobiliser.
La première guerre sur laquelle j’ai travaillé en tant que chercheur, c’était l’Afghanistan. Dans ce pays, la guerre a été faite par des armées de temps de paix. Il n’y a pas eu de transformation profonde des outils militaires de la période qui a suivi la Guerre froide lorsqu’il s’est agi de lutter contre le terrorisme. Il y a eu des transformations à la marge dans les méthodes de combat, dans certains équipements, quelques unités – les « forces spéciales » en particulier – mais il n’y a pas eu de mobilisation de l’économie, et encore moins de la société. Même aux États-Unis, même au moment où ils étaient engagés à la fois en Irak, en Afghanistan et sur un certain nombre d’autres théâtres périphériques, l’effort budgétaire américain bien que considérable était aussi extrêmement inefficient, et surtout n’avait que très peu d’impact sur la société américaine. Si vous n’aviez pas de militaire dans votre famille et que vous ne regardiez pas la télévision, vous pouviez ignorer ces guerres de professionnels : nulle pénurie en raison de productions de guerre, nul « effort de guerre » …
J’ajoute que ces guerres sont demeurées périphériques, y compris s’agissant de leur place dans la prise de décision politique. C’est particulièrement le cas en France, où les guerres sont devenues une espèce de fait du prince, décidées et menées dans l’indifférence relative de l’opinion publique. De ce point de vue, la guerre en Ukraine a été une rupture : tout à coup, la guerre est revenue dans l’horizon de tout le monde. On en parle tous les jours dans les médias, alors que par le passé on ne parlait de la guerre que quand il y avait un soldat français qui se faisait tuer, et même là, cela restait fort lointain… Par-delà ces aspects sociétaux, l’Ukraine nous confronte surtout à nouveau à la question des ressources qu’on y consacre et de la capacité de nos sociétés à mobiliser leurs ressources pour se défendre ou pour défendre des intérêts importants, sinon vitaux.
On voit bien que cette dialectique-là a d’emblée une dimension politique, quand on commence à se demander – avec une part de cynisme que nul n’ignore – si on réarme le pays ou si on paie les retraites. Aborder la question des ressources de cette manière caricaturale souligne qu’on ne raisonne pas de manière dialectique : on met en regard des buts – réarmer – et des moyens sans avoir prise sur ces moyens, ni avoir défini ce que veut dire « réarmer » : pour faire quoi, face à qui, de quelle manière ? Le mystère reste entier… Or, l’effort militaire de la Chine et des autres Etats naguère émergents qui ont déployé une puissance militaire, souligne au contraire dans chacun de ces cas la mise en place d’une planification industrielle permettant de se doter des moyens militaires nécessaires, mais aussi l’émergence de stratégies construites sur des scénarios bien précis : la Chine ne se « réarme » ou ne « s’arme » pas, elle se prépare à une guerre éventuelle contre les Etats-Unis, et dans tous les cas à une confrontation géopolitique durable. C’est nettement plus clair. Bien sûr, dans notre pays, une planification est assurée par la Direction générale de l’armement mais cette planification du temps de paix permet seulement d’entretenir l’outil militaire tel qu’il est, sans véritable raisonnement de fond sur des buts de guerre, ni sur les moyens réellement nécessaires pour mener une guerre dans le contexte actuel. Or, quand on conduit une guerre, au XXe comme au XXIe siècle, on commence par piloter un outil industriel, ce qu’illustre parfaitement le cas ukrainien. Quand on mobilise son armée, on mobilise en même temps son outil de production.
Comment s’effectue cette mobilisation ?
On peut le faire de plusieurs manières différentes. On peut avoir des capacités de production latentes : c’était le cas de la Russie en 2022, ce qui lui a permis de réactiver des chaînes de production. Même pour partie vétustes elles ont donné le temps nécessaire pour lancer d’autres productions plus efficaces. Les Russes ont commencé par remettre en état des tas de blindés, de pièces d’artillerie, etc. de variantes anciennes, stockés ; désormais, ils produisent non seulement des chars neufs plus modernes, mais aussi des drones avec de l’intelligence artificielle. Côté ukrainien, la mobilisation s’est également faite, mais de manière un peu différente : le gouvernement, peut-être aussi parce que l’outil industriel latent ukrainien – loin d’être négligeable – était moins bien contrôlé par les autorités, a surtout tenté de mobiliser les capacités d’innovation de la société civile, ce qui lui a permis de tenir militairement en 2022-2023, et même pour un temps de prendre un certain avantage avec les drones produits par de petits ateliers dispersés.
La limite de ce second type de mobilisation, c’est le passage à l’échelle industrielle qui est indispensable quand les buts de guerre sont vitaux et quand on affronte un adversaire qui a lui-même de puissants moyens industriels. Nous ne sommes plus habitués à ce genre de problèmes car nos adversaires en Irak, en Afghanistan ou encore au Sahel étaient dépourvus de véritables capacités de production industrielle. Et pour le reste, nous en restions au schéma consacré par la Guerre du Golfe en 1991 : une guerre courte – donc ne mettant pas en jeu les capacités de production – réduite à une « bataille décisive » gagnée grâce à la technologie, dont nous avons un peu trop vite pensé qu’elle était le substitut aux capacités de production. La limite de la mobilisation économique ukrainienne tient à ce qu’elle n’a pas véritablement pu, ou su, industrialiser sa production de guerre, hormis dans le domaine des drones, et que le gouvernement a cru à tort qu’il pouvait s’appuyer sur un « arrière industriel » en Occident capable de faire pièce aux capacités russes : mais l’Occident n’en a plus les capacités, ce que ne peuvent masquer les effets d’annonce sur des plans de production futurs, toujours pas réalisés dans les faits.
Comment, dès lors, envisager le lien entre l’effort militaire et l’industrie ?
Benoist Bihan : Il faut l’envisager à l’intersection d’une double dialectique. D’une part, la dialectique « interne » qui ne se contente pas seulement de mettre en place et développer les outils dont on a besoin, mais les adapte en permanence à l’évolution de la situation militaire, et d’autre part la dialectique « externe » qui s’efforce d’entraver les efforts de l’adversaire pour mobiliser sa propre industrie. Ainsi, la mise en œuvre de cette dialectique entre la dimension militaire et la dimension productive dépasse la simple opposition entre les buts et les moyens – les moyens agissant comme une limite sur les buts : c’est à la fois un « plan économique de la guerre » et une guerre à l’industrie qu’il s’agit d’être capable de mener simultanément, et de manière coordonnée : comment optimiser ses propres moyens et créer des pénuries chez l’adversaire qui vont permettre aux capacités amies de jouer à fond, comment se doter des forces nécessaires pour faire pression sur une dimension particulière de l’effort de guerre adverse, obligeant l’ennemi à y consacrer toujours plus de ressources et limitant d’autant celles disponibles ailleurs, là où nous voulons porter notre propre effort ? Voici la manière dont s’envisagent et doivent s’envisager ces interactions entre l’économie et la stratégie.
Nous sommes aujourd’hui très loin, dans les pays occidentaux, de ce type de raisonnement. Dans notre pays, pour ne parler que de la France, non seulement il n’y a plus beaucoup d’usines sur lesquelles appuyer un véritable plan économique de la guerre, mais surtout, il y a un manque de compréhension de toute la manœuvre d’arsenaux dans laquelle il faut s’inscrire. En la matière, il y a une vraie différence entre les puissances militaires sérieuses et celles qui le sont beaucoup moins – et la France est en train de passer dans la seconde catégorie en raison notamment de l’inadaptation de notre outil industriel, et de la fuite en avant que représente de ce point de vue l’appel – illusoire, incantatoire et finalement vain – à « l’Europe ». Demandez aux Ukrainiens ce qu’ils pensent de l’efficacité de « l’Europe » pour soutenir un effort de guerre… les seules capacités qui valent sont bien celles que l’on peut mobiliser sur le plan national.
En résumé, dans la conduite d’une guerre, la stratégie ne doit pas considérer la production de guerre comme une extériorité mais bien l’internaliser et l’intégrer pleinement à la conduite militaire de la guerre – sans oublier que ce n’est pas quelque chose de statique mais de dynamique. Il faut mobiliser. La mobilisation redevient un sujet central – pas seulement celle des soldats mais celle des appareils productifs. Or nous avons des lois de programmation militaire de temps de paix, mais pas de capacités à élaborer un plan économique de la guerre, auquel Svétchine pour revenir à lui avait consacré une partie importante de son travail.
Venons-en au deuxième type de relation dialectique…
Benoist Bihan : La deuxième dialectique majeure, chez Svétchine, porte sur les rapports de force entre les classes sociales et les factions au sein de chaque classe. Celui-ci dans son analyse reprend les catégories marxistes, mais la question demeure pertinente hors de la rhétorique marxiste. La conduite de la guerre doit impérativement prendre en considération la composition de la société, ou plus exactement des sociétés qui s’affrontent, et la manière dont celles-ci fonctionnent. Nous ne sommes plus dans des guerres de princes, même s’il y avait aussi des factions à la cour de Louis XIV et que la question sociale n’était pas, loin de là, absente des guerres de l’Ancien régime… Nous sommes dans des guerres de sociétés. Nous voyons bien que la société israélienne, pour ne donner qu’un exemple actuel, est traversée par des courants qui ne sont pas nécessairement d’accord entre eux sur la conduite de la guerre et sur ses buts…
La question de la société est importante car l’adversaire a tout intérêt à provoquer la discorde chez l’ennemi. Nos sociétés occidentales sont relativement désarmées face à des tentatives de déstabilisation pour diverses raisons. L’une d’entre elles, généralement pudiquement écartée du débat, est la multitude des diasporas qui peuvent prendre parti pour leur pays d’origine. Les gens ne viennent pas de nulle part. C’est là un fait que les Etats-Unis ont redécouvert à propos du conflit au Proche-Orient, et nous le constatons aussi chaque jour, de même que sur d’autres conflits ou crises diplomatiques. Je mentionne cet aspect car il me semble aussi important que mésestimé.
Dans la dialectique des rapports de force entre groupes sociaux et factions, il y a aussi le fait d’essayer, par des actions militaires, de transformer les équilibres internes de la société et de les exploiter quand ils se produisent. Par exemple, pendant la Première Guerre mondiale, des factions, au sein du Parlement français, ont été tentées par une paix blanche. En face, l’empereur d’Autriche-Hongrie essaie de sortir de l’alliance avec l’Allemagne – d’où sa mise en tutelle politico-militaire par les Allemands à la fin de la guerre, parce que Vienne est devenue un maillon faible. On observe les mêmes jeux, dans tous les camps, pendant la Guerre froide mais dans ce cas précis, qui continue de façonner les imaginaires et les discours politiques, il s’agit d’une guerre idéologique avec des « bons » et des « méchants ». Or nous sommes dans un monde post-idéologique. Il y a bien sûr l’islamisme, mais nous sommes en réalité sortis des grands affrontements idéologiques du XXe siècle. Nous observons aujourd’hui des acteurs politiques qui s’adressent à des audiences et qui défendent des intérêts, et la lecture idéologique schématique n’est pas la meilleure méthode pour comprendre ce que font ces acteurs, ni la dialectique des rapports de forces dans le domaine idéel.
L’avenir est-il à la “guerre hybride” ?
Benoist Bihan : La “guerre hybride” est un terme désormais à la mode que j’abhorre personnellement, parce que c’est un concept fourre-tout qui n’est plus rien d’autre que le réceptacle de nos angoisses. Oh ! Mon Dieu, il y a un agent d’influence derrière chaque bosquet ! Oh ! Mon Dieu, il faut absolument censurer les réseaux sociaux ! Tel n’est pas le sujet. J’ajoute que ce concept est bien pratique pour faire prendre des vessies politiques pour des lanternes stratégiques, c’est-à-dire mettre sur le dos de nos adversaires les lacunes, sinon les faillites de nos propres sociétés. Or pour faire victorieusement la guerre – pour conduire avec succès une politique, quelle qu’elle soit – il faut au contraire s’efforcer de comprendre lucidement à la fois notre société et celles de nos adversaires, et aussi celles de nos alliés car il s’y passe également des choses… Souvenons-nous sur ce point que les Britanniques ont été très attentifs à la société américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, avant comme après l’entrée en guerre des Etats-Unis. Cette observation des sociétés adverses et alliées fait partie du plan diplomatique de la guerre, sujet aujourd’hui mal appréhendé.
Qu’en-est-il de la troisième dialectique…
Benoist Bihan : Nous en arrivons enfin à la dialectique militaire, qui se déploie entre la stratégie et le combat. L’importance de cette troisième dialectique a été elle aussi minimisée pendant les années quatre-vingt-dix et 2000, et continue parfois de l’être. La “guerre hybride”, c’est aussi l’idée que la force armée, c’est ce qui marche le moins bien. Il est vrai que la dialectique entre la stratégie et le combat est très complexe et que tout conflit est, par nature, un saut dans l’inconnu.
Pour autant, la guerre, c’est d’abord une question militaire. Il est faux de penser que la dimension militaire de la guerre devait être minorée dans la conduite de celle-ci, que les guerres du futur seraient ces fameuses guerres « hybrides » dans lesquelles on atteindrait ses objectifs par des cyberattaques, des jeux d’influence, de la communication stratégique et éventuellement quelques frappes aériennes et raids d’opérations spéciales. Tout ceci repose sur une compréhension simpliste, caricaturale de nos adversaires. Clausewitz expliquait déjà qu’une guerre ne suppose pas seulement un attaquant – s’il n’y a pas de résistance ce n’est pas la guerre – mais aussi un défenseur. Dès qu’il y a en face une volonté de se battre, la force armée est le seul moyen qui permette réellement de contraindre l’adversaire à céder sur la défense de ses intérêts. Aujourd’hui comme depuis toujours, il faut donc en ce cas en passer par l’épreuve du combat. Et dans cette épreuve, il y a un élément majeur qui est là encore un impensé de la pensée stratégique occidentale depuis la fin de la Guerre froide : c’est le facteur temps. Contraindre la volonté d’un adversaire suppose de désarmer celle-ci, de lui retirer les moyens de sa résistance à notre volonté. Or dès que l’on est face à un adversaire qui a su mobiliser au moins en partie sa société, et encore davantage s’il dispose de capacités de production même modestes, le désarmer ne peut s’envisager que dans la durée. Il faut d’abord lui retirer ses moyens de production, mais aussi lui infliger tellement de pertes humaines et matérielles qu’il ne sera plus capable de les compenser, lui arracher des territoires-clefs dont la possession confère un avantage stratégique, etc. Tout cela prend un certain temps, sauf s’il existe une fragilité politique sous-jacente qui a miné les capacités de résistance militaire – c’est ce qui fait s’effondrer la France en 1940, mais en même temps la rapidité de la victoire empêche que se soit épuisée la volonté de résistance française, rendant le triomphe allemand incomplet – ou si le différentiel de puissance et l’absence de réserves et de capacités de reconstitution des forces permettent d’envisager cette usure sous une forme très concentrée dans le temps.
Mais, dans les trois dialectiques sur la forme des opérations militaires explicitées par Svétchine – entre manœuvre et position, l’offensive et la défensive, destruction et attrition – la guerre ne se résout presque jamais par des opérations de destruction. Ce n’est simplement presque jamais possible. Les Etats et les sociétés sont en règle générale beaucoup trop résilients pour s’exposer à de telles opérations, sauf s’ils se mettent eux-mêmes dans les conditions de se voir infliger une opération de destruction. L’exemple récent, qui est devenu notre « idéal-type » militaire, c’est la guerre du Golfe de 1991. Or dans cette guerre, les objectifs politiques sont extrêmement limités par les Américains eux-mêmes. Ce qui permet d’éviter que la guerre entre dans l’usure. Les buts assignés permettent de limiter les opérations militaires à la destruction du corps de bataille irakien et plus particulièrement de la Garde républicaine. Le fait d’avoir exclu le renversement de Saddam Hussein, et aussi la disproportion des forces et le fait que l’Irak, sans industrie digne de ce nom, usée par la guerre précédente contre l’Iran et en réalité dépendante d’appuis extérieurs pour s’armer, ne peut pas reconstituer ses pertes matérielles, rendent possible une opération de destruction. Mais il s’agit en réalité d’une opération à but limité, dont le résultat politique est d’obliger Saddam Hussein à un calcul bénéfice-coût entre abandonner le Koweït et faire la paix, ou risquer son régime et potentiellement sa tête.
Si en revanche l’on vise la destruction ou la soumission d’un Etat tout entier, comme ce fut le cas dans la guerre d’Irak de 2003, de la guerre d’Afghanistan pour le régime taliban, et en 2022 de « l’opération militaire spéciale » russe en Ukraine, l’opération de destruction échoue dès lors que la volonté de résistance est suffisante. Par exemple, on entre dans le pays et on se retrouve avec une guérilla comme les Américains en 2003 et on n’a rien résolu. Ou bien on se retrouve dans la situation des Russes en Ukraine : ils envoient un corps expéditionnaire restreint, destiné à une opération limitée – une sorte de frappe politico-militaire – et ils sont obligés de basculer dans une logique de guerre qui vise à briser l’outil militaire adverse – notons cependant, dans ce dernier cas, que la bascule va se faire avec rapidité et lucidité une fois décidée, aboutissant à un changement de caractère du conflit qu’Occidentaux, mais aussi Ukrainiens ont été longs à comprendre. Dans cette seconde logique, et s’agissant en particulier de l’Ukraine, la compatibilité des kilomètres carrés gagnés ou perdus est d’une importance tout à fait secondaire par rapport aux impacts systémiques d’usure sur l’appareil militaro-économico-politique – dont la dislocation par usure, s’agissant de l’Ukraine, est à mon sens le véritable but stratégique de la Russie, le préalable militaire indispensable à l’atteinte de ses objectifs politiques. Dans la guerre d’attrition, la conduite militaire des opérations s’apprécie ainsi dans la durée. Il s’agit moins de la capacité à gagner des combats dans l’instant, que de la capacité à gérer dans le temps la performance générale d’un outil militaire. Comme dans un sport, il ne sert à rien de gagner des matchs, si l’on ne va pas au bout de la compétition…. En 1945, les Alliés n’ont pas gagné parce qu’ils étaient tactiquement les meilleurs mais parce qu’ils ont été capables de maintenir et d’intensifier leur effort militaire dans la durée, à la fois au plan économique et industriel, mais surtout diplomatique : c’est bien la « grande alliance » entre Anglo-américains, Soviétiques, mais aussi Chinois et une myriade d’autres puissances secondaires qui permet de mettre l’Axe face à une situation stratégique qui dépasse les capacités de son outil militaire à la résoudre, en empêchant Allemands comme Japonais de sérier les problèmes militaires.
Mais aujourd’hui, nos outils militaires sont faits pour gagner des batailles – et encore, de petites batailles – or il faut raisonner à une autre échelle. Nous sommes dans une situation où nous n’avons pas la capacité de soutenir un combat comparable à celui qui se déroule en Ukraine. Nous n’avons pas les arsenaux, nous n’avons pas les munitions. Nos outils ne sont pas dimensionnés pour livrer des guerres, mais seulement des combats très courts, dans l’illusion d’un résultat politique immédiat. Et encore est-ce le cas pour les armées, comme l’armée française, qui sont effectivement conçues pour être déployées et engagées, même si ce n’est qu’en « gestion de crise » et pas en véritable guerre. L’essentiel des forces européennes ne disposent en réalité que de capacités militaires théoriques, sans l’endurance logistique qui leur permettrait d’être crédibles au combat : leur rôle est d’offrir l’apparence de la force militaire, sans qu’il soit nécessaire d’investir les efforts considérables indispensables pour que cette force dispose d’une véritable substance. Il en va, à vrai dire, de même pour la France, la Grande-Bretagne, et même dans une certaine mesure les Etats-Unis : leurs outils militaires sont d’abord pensés pour conférer à ces Etats les apparences de la puissance – de manière limitée pour Londres et Paris, nettement plus conséquente pour Washington bien entendu – et crédibiliser leur dissuasion. Mais leur capacité effective à s’engager dans une guerre prolongée est très faible.
Or, la sagesse stratégique consiste à partir du postulat que la résistance de l’adversaire sera peut-être plus élevée que ce qu’on prévoit. Faute de s’en être souvenus, nous sommes donc confrontés à une crise stratégique des appareils militaires occidentaux, qui ne date d’ailleurs pas du début de la guerre en Ukraine. Or, dans les guerres qui surviendront dans les prochaines décennies, nous n’aurons pas nécessairement le choix du cadre dans lequel se dérouleront les engagements. Cela aussi, c’est une rupture d’époque car de nombreuses puissances sont désormais capables, dès aujourd’hui et plus encore demain et après-demain, de nous imposer les termes du combat. Les trop fameux “dividendes de la paix” ont en réalité acté un désarmement intellectuel, celui de la génération d’après-guerre qui a évacué cette dimension de son horizon mental. On peut ainsi parler d’économie de guerre depuis trois ans sans rien comprendre à ce que c’est, et en particulier au fait qu’une économie de guerre se caractérise par une corrélation étroite entre l’effort industriel et ce qui se passe sur les théâtres d’opérations.
Plus largement, dans notre pays, les études stratégiques ne manquent pas d’individus brillants, mais ceux-ci, souvent de « bons élèves » ont pour l’essentiel peu de capacités à mettre en corrélation leur savoir livresque avec une réalité dynamique et qui se plie mal à leurs catégories théoriques. Leur problème, c’est que la guerre échappe à la mise en boîte académique. De manière générale, nos classes dirigeantes n’apprennent pas, ou plus à penser en mouvement, à raisonner de manière dialectique – n’oublions pas que les deux principaux penseurs de la stratégie se sont appuyés sur des dialectiques philosophiques : Clausewitz s’est appuyé sur Hegel, Svétchine s’est appuyé sur Marx… Même dans les armées et dans l’industrie, on croit beaucoup au retour d’expérience mais on met dix ans à tirer les leçons d’un conflit, alors qu’on est déjà dans un nouveau type de confrontation : le retour d’expérience sur l’Afghanistan ou le Sahel n’ont plus grand sens quand éclate la guerre en Ukraine… Bref, tout un clergé stratégique accumule donc les gloses dans le cadre d’une pensée linéaire en oubliant que les situations sont mouvantes, dynamiques, et de leur côté les décideurs sont de moins en moins aptes à comprendre le réel auquel ils sont confrontés, sans trouver chez ces modernes clercs la compréhension qui leur manque… Quant aux militaires eux-mêmes, ils se sont pour l’essentiel et depuis longtemps repliés sur la maîtrise technique de leurs systèmes d’armes, et ne brillent guère par leur capacité à faire de la stratégie – mais encore faudrait-il que ce soit attendu d’eux.
Autre faiblesse de la pensée stratégique actuelle : une focalisation excessive sur ce que nous faisons, alors qu’il faudrait s’intéresser à l’adversaire. On raisonne pour un temps de paix et dès lors on planifie dans le vide. L’un des apports les plus intéressants de la doctrine militaire soviétique c’est la réflexion sur la phase initiale de la guerre, qu’elle isole parce que l’anticipation reste possible dans cette phase, mais qu’au-delà de celle-ci on entre dans l’inconnu avec, comme je l’ai déjà dit, la nécessité de basculer dans une logique d’adaptation très rapide.
Dernier point, d’une pleine actualité : nous sommes incapables de penser les sorties de guerre. C’est même un impensé total. Prenons le cas de l’Ukraine : si l’on examine les différentes dimensions que nous avons évoqué lors de cet échange, force est de conclure qu’il n’y a pas de victoire possible pour l’Ukraine. Il faudrait donc que nous entrions dans une logique de limitation de nos propres pertes – pour la France, pour l’Europe si l’on veut, et pour l’Ukraine elle-même. Quand on ne sait pas prendre sa perte et quitter la table au bon moment, arrive un moment où chaque nouveau tour accentue la défaite, plutôt qu’il ne l’entrave. La guerre n’est pas un jeu de cartes où l’on peut espérer que le hasard nous donne une meilleure main, redressant soudainement nos fortunes ! C’est de la pensée magique, et une grave illusion de raisonner ainsi. À la guerre, arrive un moment où soit l’on sait prendre sa perte et limiter les dégâts, soit l’on se retrouve avec des scénarios d’effondrement brutal, comme celui du gouvernement afghan qui n’existait qu’à la bonne volonté des Etats-Unis, ce que les Américains eux-mêmes, ne l’ayant pas compris ou plus vraisemblablement pas voulu voir, ont payé d’une évacuation dramatique et humiliante de Kaboul. La même fin brutale pourrait finir par se produire en Ukraine, où Donald Trump semble vouloir « prendre sa perte » parce que cette guerre n’est pas vitale pour lui, et qu’il ne se sent pas comptable de son issue. Les Etats de l’Union européenne, qui sont en plein déni des réalités politiques, diplomatiques, économiques, stratégiques enfin refusent toute forme de limitation des dégâts, et continuent d’espérer que les cartes seront soudainement rebattues – on se demande bien par quelle intervention divine… De cette cécité, ils subiront les conséquences, faute d’avoir compris qu’une guerre ne se conduit pas en fabriquant des drones – et encore, pas beaucoup – et en faisant des discours mais bien en pensant les différentes dimensions de la guerre et en sachant les articuler dans la durée. Or il y a urgence : la guerre en Ukraine ne sera pas un phénomène isolé, les transformations profondes de la géopolitique mondiale qui vont se produire vont nécessairement se traduire par des guerres, et nous n’aurons pas toujours le luxe d’en être les spectateurs ou bien de ne nous y engager qu’indirectement. Il y a donc urgence à reposer les bases d’une intelligence stratégique nationale, qui manque aujourd’hui cruellement.
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