Henri Guaino, les cauchemars d’un amnésique – Chronique 162

Mai 22, 2022 | Défense nationale

 

Présenté par Le Figaro comme “un texte de haute tenue”, l’article publié le 13 mai par Henri Guaino a rencontré un joli succès. “Nous marchons vers la guerre comme des somnambules” s’effraie l’ancien conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. Face à l’agression russe et à la résistance ukrainienne soutenue par l’Otan, il s’agit de faire peur afin de provoquer un sursaut de lucidité, en vue d’une solution diplomatique. L’intention est louable. Le procédé utilisé ne l’est pas.

Toute la démonstration d’Henri Guaino repose sur la démarche somnambulique qui aurait conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale, en référence à l’ouvrage de Christopher Clark (1). Il est pour le moins abusif de tirer argument d’un ouvrage controversé. Henri Guaino n’est pas historien, moi non plus, et il faut redoubler de prudence en puisant à plusieurs sources quand on veut utiliser des arguments historiques (2). Il est du moins permis de relever quelques faits. L’Autriche-Hongrie et l’Allemagne n’ont pas agi en somnambules : la volonté agressive des Empires centraux est établie depuis cent ans et le déroulement des événements ne fait pas apparaître un mécanisme incontrôlable de belligérance généralisée.

La Grande-Bretagne, en rien somnambulique, tente une médiation dans le conflit austro-serbe et propose fin juillet 1914 la tenue d’une conférence internationale – dont l’Allemagne ne veut pas entendre parler. Vienne rejette également toutes les propositions britanniques. Mais, par ailleurs, une entrée en guerre des Britanniques reste douteuse fin juillet et, le 1er août, Londres refuse de promettre à la France un concours militaire. C’est l’invasion du Luxembourg, le 2 août, qui modifie l’attitude britannique et c’est l’ultimatum lancé le lendemain à la Belgique qui décide la Chambre des communes à voter les crédits de guerre.

L’Italie est membre de la Triplice aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Si tout était automatique dans le jeu des alliances, Rome aurait dû entrer en guerre pour soutenir Vienne et Berlin. Pourtant, l’Italie choisit la neutralité avant de rejoindre l’Entente.

L’Empire ottoman n’entre pas en guerre aux côtés des Empires centraux pour des raisons mécaniques. Le gouvernement Jeune-Turc est favorable à l’Allemagne mais c’est après une période d’hésitations qu’il décide de se joindre aux Allemands et aux Autrichiens, le 29 octobre 1914.

Somme toute, les Etats font des choix diplomatiques et militaires pour défendre leur territoire ou étendre leur influence en calculant selon leurs intérêts nationaux ou impériaux. C’est là une attitude aussi banale que les tragédies déclenchées par les erreurs de calcul.

Les causes de la Première Guerre mondiale sont complexes mais elles ne sauraient de toutes manières servir de leçon pour une simple et forte raison : nous sommes entrés en 1945 dans l’âge nucléaire et la certitude de la destruction mutuelle interdit l’affrontement direct entre les puissances qui disposent d’un arsenal nucléaire.

S’il est vrai que les stratèges militaires de 1914 et de 1939 n’étaient pas capables de prévoir les conséquences de leurs décisions, la situation s’est inversée : les Américains, les Russes, les Chinois et les Français connaissent précisément les effets insupportables des frappes nucléaires. C’est la dissuasion nucléaire qui a empêché la Guerre froide de dégénérer en guerre mondiale et non, comme l’affirme Henri Guaino, la volonté de chacun des adversaires de ne pas acculer l’autre. Depuis l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, le conflit est resté dans les limites de l’affrontement entre forces conventionnelles et hormis quelques avertissements moscovites destinés à effrayer les opinions publiques ouest-européennes, rien n’indique que nous sommes sur le chemin d’une crise analogue à celle de Cuba en 1962.

Henri Guaino a certes raison de souligner le caractère provocateur de l’extension de l’Otan et la volonté américaine de pénaliser durablement la Russie – sans doute poussée à la faute et se jetant dans le piège pour des motifs que les historiens auront à élucider. Mais quand le chroniqueur du Figaro se demande où est la voix de la France, on s’aperçoit qu’il est frappé d’amnésie. Henri Guaino fut conseiller spécial de Nicolas Sarkozy de mai 2007 à mai 2012. Il a donc consenti au retour de la France dans le commandement intégré de l’Otan – sinon il aurait démissionné. Il a été complice d’une aliénation de l’indépendance nationale qui nous a réduits, en Irak et en Afghanistan, à l’état de supplétifs des Etats-Unis. Aujourd’hui, Emmanuel Macron cherche le chemin d’une négociation avec la Russie tout en participant aux opérations que l’Otan organise en Ukraine contre la Russie. Cette double démarche est difficile à maintenir alors que l’aide à l’Ukraine et les discussions avec la Russie seraient plus cohérentes et plus efficaces si la France n’avait pas rejoint ce que Nicolas Sarkozy appelait « la famille occidentale ». Henri Guaino serait utile à la cause de la paix s’il reconnaissait ses erreurs passées et s’il militait pour une sortie du commandement intégré de l’Otan.

***

(1) Christopher Clark, Les somnambules, Eté 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, 2013.

(2) Par exemple : Pierre Renouvin, La crise européenne (1904-1939) et la Grande guerre, Librairie Félix Alcan, 1939 ; François Cochet, La Grande guerre, Fin d’un monde, début d’un siècle, Perrin, Ministère de la Défense, 2014 ; Dominic Lieven, La fin de l’Empire des tsars, Vers la Première Guerre mondiale et la Révolution, Editions des Syrtes, 2015. Les deux derniers ouvrages sont présentés sur ce blog.

 

 

 

Partagez

0 commentaires