Hergé l’énigmatique

Juil 2, 2005 | Entretien

Tintin est une figure universelle mais Hergé reste méconnu, voire mystérieux, et fort discuté à certaines époque pour ses préférences politiques. Nous avions demandé à Albert Algoud, tintinophile réputé, de nous éclairer sur ce dernier point lors d’une réunion du Mercredi. Son évocation nuancée fait valoir les paradoxes du créateur – qui sont peut-être les ressorts de son génie. Ami intime d’Hergé, Luc Beyer de Ryke avait enrichi la discussion de son témoignage, avec humour et délicatesse.  

 

Royaliste : L’œuvre d’Hergé est universellement admirée mais son créateur reste à tous égards énigmatique…

Albert Algoud : Il y a un secret qui marque la famille de Georges Rémy, le futur Hergé. Un psychanalyste, Serge Tisserond, en avait eu l’intuition en lisant le Trésor de Rackham le Rouge. Souvenez-vous : au fronton du château de Moulinsart, on voit un dauphin couronné ; François de Haddoque est l’ancêtre du capitaine Haddock, qui a perdu sa particule ; quand ils vont à l’étranger, les deux Dupondt revêtent des tenues « locales », plus ou moins folkloriques, qui les font tout de suite repérer. Tels étaient les indices d’un mystère…

Effectivement, à la fin de sa vie, Hergé a révélé que son père et le frère de son père, Alexis et Léon Devigne, nés en 1882, étaient des jumeaux (ce qui explique les Dupondt) qui n’ont été reconnus qu’en 1893 par leur père au terme d’un mariage arrangé avec Marie Devigne

 

Royaliste : C’est somme toute assez banal…

Albert Algoud : Attendez ! Marie Devigne était servante chez une aristocrate très connue et il est très probable que l’époux de cette dame de la haute société belge était le père des deux jumeaux. A moins que le père ne soit Léopold II… En tous cas,   Alexis et Léon, qui vivaient dans un quartier très populaire, étaient pris en charge par la marquise qui les sapait comme des princes. Ce qui fait tout le quartier se moquait d’eux, comme les Dupondt lorsqu’ils sont en Chine…

Le contraste entre cette origine aristocratique et une jeunesse assez grise a profondément marqué Hergé, qui a eu toujours le sentiment d’être un déclassé. Cela dit, il pratiquait avec joie le scoutisme, où il a trouvé un sens de la solidarité qu’il n’a jamais perdu. C’est aussi dans sa jeunesse qu’il a découvert l’indianisme grâce à un prêtre  sensible à la spoliation dont étaient victimes les Indiens des Etats-Unis.

 

Royaliste : Quelles furent les autres sources d’inspiration d’Hergé ?

Albert Algoud : Jules Vernes, qu’il prétendait n’avoir jamais lu ! Relisez L’île mystérieuse et vous trouverez un capitaine qui fait beaucoup penser à Haddock, un savant proche de Tournesol, un journaliste et un jeune homme de 15 ans qui ont pu être synthétisés dans le personnage de Tintin, un domestique – et un chien… La couverture du Trésor de Rackham le Rouge est directement copiée sur des gravures de Hetzel.

 

Royaliste : Les convictions politiques d’Hergé suscitent beaucoup de discussions…

Albert Algoud : Quand Hergé fait son service militaire, en 1927, c’est un jeune homme conservateur qui est, comme beaucoup de Belges de sa génération, fier de l’empire colonial, anticommuniste, nationaliste et antisémite.

Ce nationalisme ne sera pas une donnée permanente dans sa vie : au début de ses aventures, Tintin est européocentrique, comme on le voit dans Tintin au Congo, mais il s’ouvre au monde dans Le Lotus Bleu qui est publié, comme vous le savez, après sa rencontre avec Tchang. Il découvre alors une culture, une peinture, une philosophie qu’il ignorait.

 

Royaliste : Quelle est son attitude à l’égard du fascisme ?

Albert Algoud : Ce n’est certainement pas son modèle politique, bien au contraire !

Dans Le Sceptre d’Ottokar, la Syldavie est décrite comme une monarchie idéale, dirigée par un roi intelligent et éclairé. Ce petit royaume balkanique s’oppose à la Bordurie, une puissance totalitaire fasciste dirigée par Mussler, qui contracte dans son nom ceux de Mussolini et d’Hitler.

On ne peut donc pas dire que l’œuvre d’Hergé est celle d’un fasciste, comme on tenta de le démontrer dans les années soixante dix. Dans d’autres albums, il se confirme que la Syldavie n’est pas un pays attardé mais au contraire une nation à la pointe du développement scientifique et technique : c’est de son territoire que part la fusée dans On a marché sur la lune. Dans l’Affaire Tournesol, la Bordurie ressemble aux dictatures staliniennes de l’époque, et, là encore, le royaume syldave est le pays de la résistance au totalitarisme.

 

Royaliste : Hergé a subi dans sa jeunesse des influences politiques qui furent marquantes…

Albert Algoud : Oui. Hergé est resté un conservateur, un catholique de droite. En 1929, il rencontre Raymond de Becker, qui est le secrétaire de la Jeunesse indépendante catholique, qui a une grande influence sur lui. Or, pendant l’occupation allemande, de Becker prendra le parti de la collaboration et dirigera un journal de langue allemande à Bruxelles.

L’abbé Wallez a lui aussi beaucoup compté dans la vie d’Hergé : c’est un personnage pittoresque, un curé de choc qui dirige l’hebdomadaire Vingtième siècle. L’abbé Wallez a un rôle décisif car c’est lui qui commande Tintin à Hergé. Il n’invente pas Tintin, mais il demande à Hergé de raconter une histoire avec un adolescent et un chien.

Or ce prêtre qui porte fièrement la soutane est un nationaliste intégral, qui admire Charles Maurras et Mussolini dont il a un portrait, bien visible, dans son bureau.

Cet abbé ne supportait pas qu’il y ait des célibataires dans son entourage et c’est lui qui a poussé Hergé à épouser Germaine en 1931. Germaine est une femme étonnante, pleine humour,  comme on le voit en lisant la biographie de Benoît Peters : elle a eu une énorme influence sur son mari mais elle était d’extrême droite et, après la guerre, elle rendait souvent visite à Léon Degrelle, le chef du mouvement rexiste qui s’était réfugié après la guerre en Espagne franquiste.

Hergé avait rencontré Degrelle dans les locaux du Vingtième siècle avant qu’il ne crée son mouvement, mais quand le rexisme est lancé et s’affirme à la manière du Front national, Hergé reste méfiant bien qu’il soit très sollicité par les rexistes.

A la fin de sa vie, Léon Degrelle a écrit un livre qui s’appelle « Tintin et moi » dans lequel il prétend avoir inspiré le personnage de Tintin. Mais Degrelle était un mythomane doublé d’un Tartarin qui a raconté n’importe quoi puisque Hergé a créé son personnage avant de rencontrer le futur chef du rexisme.

 

Royaliste : Pendant l’occupation allemande, Hergé dessine cependant pour la presse collaborationniste…

Albert Algoud : Oui, il publie dans Le Soir et il y a là un grand paradoxe car c’est pendant cette période noire qu’Hergé publie parmi ses plus beaux albums : Le Crabe aux pinces d’or, L’Etoile mystérieuse, le Secret de la Licorne, Le Trésor de Rackam le Rouge et le début des Sept boules de cristal.

Il est vrai que dans l’Etoile mystérieuse, publié en 1942, le méchant s’appelle Blumenstein et il est dessiné comme dans les plus infâmes des caricatures antisémites.

A la Libération, dans un pays où l’épuration est très rudement faite, Hergé fait partie de la « galerie des traîtres », il est arrêté et libéré quatre fois. Beaucoup de journalistes du Soir amis d’Hergé sont arrêtés et condamnés à mort puis graciés (Robert Poulet, Raymond de Becker, Paul Jamin) alors qu’Hergé, qui n’a pas été inculpé, est engagé dès 1946 par Raymond Leblanc qui crée le journal Tintin.

Hergé a occulté cette part de sa vie, tout en restant fidèle à ses amis inciviques. Au fil des années, on en viendra à considérer Hergé comme un humaniste, presque un homme de gauche. Humaniste, sans aucun doute. Homme de gauche, je ne pense pas.

Hergé est resté toute sa vie un homme de droite, mais il a considérablement évolué depuis Tintin au Congo. Dans le Lotus bleu, il rapporte l’incident de Moukden qui servira de prétexte à l’invasion de la Mandchourie par les Japonais : Hergé prend nettement parti pour les Chinois, contre l’impérialisme japonais.

 

Luc Beyer de Ryke : Tchang Kai Tchek lui en avait été reconnaissant et l’avait invité à lui rendre visite, mais la guerre avait empêché le voyage. Mais, en 1974, Hergé a reçu une invitation du gouvernement de Taïwan et je l’ai accompagné dans cette visite qui était émouvante car Hergé était comme un enfant : il retrouvait Le Lotus bleu, il dessinait, il croquait les scènes de rue…

 

Albert Algoud : Hergé ne peut pas être classé parmi les réactionnaires. Dans L’Oreille Cassée il caricature le marchand de canon Basile Zaharoff. L’Etoile mystérieuse porte la marque du surréalisme belge. Dans le Temple du Soleil, il dénonce la destruction d’une civilisation. Dans Coke en Stock, il fustige l’esclavage moderne – ce qui n’était pas si fréquent à l’époque où l’album fut publié. Dans Les Bijoux de la Castafiore il ne se passe rien mais c’est un chef d’œuvre qui fait penser à du Beckett. Tintin et les Picaros est de moins bonne facture mais les dictatures d’Amérique latine, de gauche et de droite, y sont clairement dénoncées.

 

Royaliste : Que pensez-vous des retrouvailles avec Tchang ?

Albert Algoud : Un ami très proche d’Hergé m’a rapporté les mots d’Hergé au lendemain de leurs retrouvailles : « quelle atroce déception ! Il a dormi dans mon lit, fouillé dans mes affaires, je ne reconnais pas le Tchang de ma jeunesse ». Quant à moi, je suis persuadé que Tchang était un imposteur.

 

Luc Beyer de Ryke : J’ai réalisé un entretien radiophonique avec Tchang et j’ai connu la même déception qu’Hergé. L’émission n’était pas en direct et elle n’est pas passée : quand j’ai je lui ai demandé s’il retrouvait un écho de sa propre jeunesse en Chine dans La Condition humaine , Tchang fit Heum ! Embarrassé par le caractère énigmatique de cette réponse, je lui dis : « Mais enfin, Tchang, Malraux, La Condition humaine, vous connaissez ? » Tchang me répondit : Heum ! Pas du tout ! Nous en restâmes là…

 

Albert Algoud : Moi aussi, je l’ai reçu à la radio. Malheureusement, c’était du direct ! Au début, il a consacré cinq minutes à me dire comment il fallait prononcer son nom : « Mong nong n’est pas Tchang, ce n’est pas correct. Il faut dire Zang » etc. Ce fut très pénible.

 

Royaliste : Quelques mot sur Tintin et l’Alphart ?

Albert Algoud : L’album, où l’on retrouve tous les personnages, aurait été admirable. C’est une réflexion sur la vanité de la pérennisation des œuvres. Hergé était alors très malade, il savait qu’il allait mourir et il a voulu faire un ultime feu d’artifice.

J’ai été très sévère pour Hergé, mais on ne peut s’empêcher de voir en lui , au fil de son œuvre, un immense créateur qui fascine les jeunes auteurs de bande dessinée.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 864 de « Royaliste » – 2 juillet 2005

Partagez

0 commentaires