Ancien conseiller diplomatique de François Mitterrand, ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine poursuit de livres en rapports ses réflexions sur la mondialisation – trop souvent mal analysée – et sur la politique extérieure de la France que certains membres de l’élite européiste voudraient moderniser au point de la faire disparaître. Contre les naïvetés des « droitsdel’hommistes » et les illusions des fédéralistes, Hubert Védrine affirme la possibilité d’une politique française à la hauteur des enjeux internationaux.

Royaliste : De quelle manière faut-il lire le titre de votre livre : Continuer l’histoire ?

Hubert Védrine : Il n’y a pas de fin de l’Histoire. L’Histoire continue. Mais elle risque de continuer sans nous. Ce que nous sommes en train de vivre, c’est la fin du monopole des Occidentaux sur l’histoire du monde. Ce monopole durait depuis quatre siècles : après les grandes découvertes, il y eut l’évangélisation puis la promotion des droits de l’homme qui s’inscrivent dans la même démarche. N’oublions pas non plus la colonisation : sous la III e République, la gauche française disait que les races supérieures avaient le devoir d’éduquer les races inférieures !

Le monde multipolaire dont parlait Jacques Chirac dans ses discours est en train de se constituer. Nous verrons des peuples retourner contre les Occidentaux les mécanismes mondiaux que ceux-ci ont mis en place.

Royaliste : De quelle manière ?

Hubert Védrine : Nous allons découvrir que les marchés financiers n’opèrent pas sur un monde plat, où l’on rencontrerait partout le même homo œconomicus. Un capitaliste chinois, c’est d’abord un Chinois. Regardez les entreprises indiennes et les fonds souverains qui achètent des entreprises occidentales : nous ne sommes qu’au début de nos surprises. Les Occidentaux sont exposés à un choc démographique, économique, stratégique, culturel et ils ne sont pas prêts à affronter cela. Ils disent qui est État-voyou et qui ne l’est pas, ils décident des sanctions… Mais c’est seulement un point de vue : celui des Américains et des Européens.

Royaliste : Il y a bien quelques différences entre eux ?

Hubert Védrine : La seule différence, c’est que les Européens n’aiment pas le recours à la force parce qu’ils trouvent que c’est vulgaire : ils croient à la communauté internationale, à la morale, à l’exemplarité.

Leur seule réponse, c’est le droit de l’hommisme : je trouve cela complètement accablant ! Je suis bien entendu pour la défense des Droits de l’homme en tous lieux. Mais ceux qui se rendent populaires en les invoquant à tout moment n’ont pas la moindre formule pour les appliquer en quelque endroit que ce soit. Même en Tunisie, pays homogène, qui a un bon niveau de développement économique, qui bénéficie d’une classe moyenne, le président Ben Ali n’a jamais fait un seul pas dans le sens de la démocratisation. Vous savez que le moindre opposant est tabassé et mis en prison. Or nous ne sommes même pas capables d’influer sur la politique tunisienne ! Dans ces conditions, que pouvons-nous faire en Chine ?

Heureusement, les pays que j’évoque vont se démocratiser comme nous : non parce qu’une quelconque ONG leur a demandé de le faire mais pour des raisons internes. Nous savons que cela prend du temps : les femmes, en France, n’ont voté qu’en 1945. Les responsables politiques ne sont pas courageux : Nicolas Sarkozy disait pendant sa campagne qu’il voulait mettre les droits de l’homme au cœur de la politique étrangère – ce qui a fait plaisir à André Glucksmann et à quelques autres. Mais il ne peut pas réaliser ce beau programme : aucun président français ne peut décider de ne plus acheter de pétrole aux Saoudiens tant qu’ils n’auront pas instauré la démocratie, aucun ne peut décider qu’on arrête d’exporter vers la Chine. Un président est élu pour assurer sur tous les plans la sécurité du peuple qui l’a élu. Selon cette politique générale, il faut faire le mieux possible pour les droits de l’homme. Mais on ment quand on dit que c’est une priorité absolue : ce n’est qu’un discours de remplacement qui comble un vide, et ce vide c’est l’absence d’analyse du monde tel qu’il va.

En fait, les Européens modernes voudraient vivre dans une grande Suisse en ignorant le reste du monde. Mais ils ne savent pas que c’est impossible et ils continuent à tenir des propos irréalistes. Ils peuvent aussi être pris de panique si leur ingénuité est tout à coup prise en défaut.

Royaliste : Que proposez-vous ?

Hubert Védrine : Nous n’échapperons pas à une redéfinition d’ensemble de la politique internationale. Elle sera de même ampleur qu’en 1945 à cette différence que c’étaient alors les vainqueurs de la guerre qui dictaient leurs conditions.

Dans le rapport que j’ai récemment rédigé, j’ai constaté que les Français ne sont pas originaux quand ils jugent que la mondialisation est plus négative que positive : tous les peuples occidentaux – même les Américains, même les Anglais – disent la même chose. C’est le patronat qui dit que les Français se singularisent par leur hostilité et leur incompréhension alors que la mondialisation serait un jeu gagnant-gagnant comme disent les économistes.

Je récuse les campagnes de propagande sur les bienfaits de la mondialisation fondées sur l’idée que les Français sont des imbéciles. La mondialisation est un fait. Il s’agit de savoir comment nous faisons. Les dogmatiques de l’ultra-libéralisme veulent seulement ouvrir et adapter. Il faut combiner les politiques. Les Européens devraient être capables de faire ce que les Américains font : ils ouvrent un peu leurs frontières (moins que celles des autres pays), ils procèdent aux adaptations nécessaires mais ils ont des politiques de protection sur certains secteurs sensibles et à certains moments – alors qu’en Europe nous n’osons pas décider des protections nécessaires et réguler l’économie. Nous devons avoir une politique pour la France dans la mondialisation et convaincre nos partenaires de sa pertinence au lieu de leur adresser de beaux discours. Nous pouvons combiner tous nos atouts et nous en sortir.

Royaliste : Dans les milieux dirigeants, beaucoup affirment qu’une politique étrangère française n’est ni possible ni souhaitable…

Hubert Védrine : Il y a en effet toute une campagne pour moderniser notre politique étrangère et il y a même des fédéralistes qui disent qu’elle n’a plus de sens et qu’il faut passer à une politique européenne ; il y a des atlantistes, plus nombreux que dans le passé récent, qui disent que notre politique est conçue pour embêter les Américains et qu’il faut en finir avec ces provocations pour intégrer complètement le bloc occidental.

Je pense au contraire que la France doit avoir sa propre politique étrangère, comme tous les autres pays, qu’il s’agisse des États-Unis ou du Laos. Je le dis brutalement mais nous sommes un des rares pays au monde où des responsables politiques et des intellectuels se posent ce type de questions. Ils disent qu’il faut moderniser, en fait ils veulent normaliser : ils n’ont jamais accepté de Gaulle, ni la synthèse gaullo-mitterrandienne en politique étrangère.

Royaliste : Que pensez-vous du projet de réintégration complète dans l’Otan ?

Hubert Védrine : La position de la France dans l’Otan est bonne et il n’y a rien à changer : nous ne sommes pas dans les engrenages automatiques, notre participation est fonction de nos propres choix. Le problème de l’Otan, c’est son élargissement perpétuel sans discussion. Que fait l’Otan en Afghanistan ? Personne ne connaît ses objectifs dans cette région très compliquée. Il se trouve que Nicolas Sarkozy, en raison de sa culture politique pré-gaulliste, considère qu’il faut complètement réintégrer l’Otan. Il n’est pas vraiment poussé par l’état-major : certains militaires sont tentés par les postes que la réintégration leur offrirait, mais beaucoup sont très réticents. Dans mon rapport, j’ai écrit que la réintégration ne servirait à rien, qu’elle n’est pas dans notre intérêt, que contrairement à ce que croit Nicolas Sarkozy nous n’aurons pas plus d’influence sur les États-Unis en y entrant.

En revanche, le coût politique sera très élevé car dans le monde entier ce retour à l’Otan sera interprété comme la fin de l’autonomie de la politique française.

En plus, cela n’a pas de sens de discuter avec l’administration Bush qui est sur sa fin. Tel n’est pas l’avis de l’Élysée qui pense qu’on peut obtenir des concessions importantes d’un président affaibli. Lesquelles ? Des postes pour des militaires français ? Cela n’a aucun intérêt : un général français dans l’Otan a autant d’importance qu’un ministre d’ouverture dans le gouvernement actuel. Quant à la demande sur la défense européenne, Nicolas Sarkozy l’a formulée de façon tellement vague qu’il pouvait effectivement obtenir une satisfaction. Mais nos partenaires européens n’ont pas du tout envie qu’il y ait un pilier européen dans l’alliance car cela implique plus de dépenses militaires, plus de responsabilités, plus de risques et d’éventuelles disputes avec les Américains – qu’ils veulent éviter.

Royaliste : Comment jugez-vous le projet de bouclier américain en Europe ?

Hubert Védrine : Il n’y a pas d’entité européenne qui soit capable de dire juridiquement qu’elle accepte ou qu’elle n’accepte pas des missiles américains. Si les Polonais et les Tchèques pensent que c’est bon pour eux, l’Union européenne ne peut pas refuser.

Dans un monde idéal, les Américains devraient commencer par expliquer en quoi les boucliers sont utiles. Comme l’explique Zbigniew Brzezinski, les Américains veulent toutes les sécurités à la fois : tous les systèmes offensifs, tous les systèmes défensifs, tous les systèmes dissuasifs. L’idée de devoir leur sécurité à la dissuasion nucléaire qui suppose la vulnérabilité mutuelle – y compris la leur – est une idée qui leur a toujours fait horreur. Ils voudraient croire qu’on a trouvé un système défensif hermétique qui va permettre de se dispenser de la dissuasion. Bien sûr on ne le trouve pas. Mais l’idée du bouclier ressurgit périodiquement, selon les lubies politiques et les intérêts de l’industrie américaine. De plus, le projet de bouclier en Europe permet accessoirement d’entretenir la discorde dans l’Union européenne et de défier la Russie.

Sur le fond, la position des Américains n’est pas cohérente : ils disent qu’ils ne laisseront jamais l’Iran disposer de capacités nucléaires offensives mais en même temps ils veulent mettre des systèmes défensifs contre l’Iran. Il n’y a pas eu de discussion entre Américains et Européens, ni entre Européens. D’ailleurs, il n’est pas sûr que l’idée du bouclier survivra au départ de Bush.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 922 de « Royaliste » – 17 mars 2008.

Hubert Védrine, Continuer l’histoire, Fayard ;  Rapport pour le président de la République sur la France et la mondialisation, Fayard.

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