Hypermarchés : le système de la contrainte

Sep 30, 2013 | la lutte des classes

Après une longue immersion dans une entreprise de la grande distribution, Marlène Benquet explique (1) pourquoi les salariés ne se révoltent pas. Lucide, le constat n’est pas désespéré : les jeux ne sont pas faits.

Vous qui lirez Marlène Benquet, vous ne ferez plus vos courses de la même manière dans les hypermarchés et vous prêterez attention au travail des caissières lorsque vous patienterez dans la file d’attente. Auteur d’un ouvrage sur celles qui scannent les achats de clients parfois exaspérés (2), cette sociologue a travaillé elle-même à la caisse et a pu observer les différents services du groupe Batax – mettez l’enseigne que vous voudrez -, écouter de nombreux cadres à plusieurs niveaux de la hiérarchie et participer aux activités du syndicat majoritaire.

Le point de départ de l’enquête, c’est une question que Marlène Benquet n’est pas seule à se poser : pourquoi les salariés de la grande distribution, exploités de différentes manières, ne se révoltent-ils pas contre les financiers qui ne songent qu’à engranger le maximum de profits ? De fait, Batax a été vendu par ses fondateurs – les « épiciers » attachés au développement d’une entreprise spécifique – et c’est la logique de la financiarisation qui s’impose à l’ensemble du personnel. Pour comprendre l’attitude des différents salariés, il faut rejeter les explications simplistes : chez Batax, entreprise typique, il n’y a ni servitude volontaire ni manipulation des employés par des cadres qui seraient les complices cyniques du Grand capital.

Les cadres font ce qu’on leur demande de faire mais sans avoir le sentiment de participer à une grande aventure industrielle comme au temps du capitalisme familial. Ils savent que le développement de l’entreprise n’est pas l’objectif des financiers, qui peuvent sacrifier n’importe quel fleuron du groupe, à Paris ou en Chine, pour augmenter les dividendes. Ils savent aussi qu’ils ne savent pas grand-chose : on leur donne seulement les informations nécessaires à leur propre travail afin que personne ne puisse avoir une vision d’ensemble. Les marges de manœuvre des cadres s’en trouvent réduites et chacun se retrouve seul, à l’affût des nouvelles qui tombent d’un sommet aussi mystérieux que l’Olympe. La quête inquiète de l’information se transforme en angoisse quand la rumeur d’un plan de licenciement commence à circuler et aboutit à une décimation à la romaine. C’est dans cette ambiance que les cadres travaillent, sans trop croire à ce qu’ils font. Mais ils n’ont pas d’autre choix que de s’accrocher en s’efforçant, malgré tout, de progresser dans leur carrière.

Tout en bas de l’échelle, les caissières subissent le même isolement, sous le regard impitoyable des « conseillères » qui ont elles aussi des comptes à rendre. La nouvelle arrivée, telle Marlène Benquet, est formée sur le tas, en deux jours, sans qu’on se donne la peine de lui donner les explications nécessaires sur son contrat. Elle découvre que ces employées ne sont pas solidaires – il y a les « vraies caissières » et les étudiantes – mais doivent s’arranger pour bénéficier de petites faveurs – emplacement de la caisse, aménagement du temps du travail – qui rendent le travail un peu plus supportable. Ces caissières, chacun l’a remarqué, sont des femmes plutôt jeunes qui n’aiment pas ce métier épuisant et sans avenir mais qui travaillent parce qu’elles n’ont pas d’autre choix pour vivre. S’il n’y a pas d’hommes aux caisses, c’est parce que la direction des hypermarchés préfèrent des femmes qui subissent des contraintes extérieures (enfants, mari au chômage ou qui ne gagne pas assez) et qui sont en situation permanente de fragilité financière. Lucides sur la logique des financiers, elles sont assignées à vie à leur poste, parce que la direction ne prévoit pas de promotion interne. Contrairement à ce que croient les gestionnaires – et les dirigeants politiques – ces femmes sont intelligentes mais leur intelligence leur conseille la résignation.

De fait, les grèves sont rares dans les grandes surfaces. Pourtant les syndicats sont bien implantés, toutes les prescriptions juridiques sont respectées (locaux, horaires aménagés, concertation instituée). Chez Batax, c’est FO qui est depuis longtemps le syndicat majoritaire. Il joue son rôle de protection des salariés et de défense de leurs revendications ; il est pour certains salariés l’occasion d’une promotion sociale et d’un épanouissement intellectuel que l’entreprise leur refuse et nul ne saurait contester son rôle indispensable. La direction du groupe entretient d’ailleurs d’excellents rapports avec les syndicats car ce sont eux qui apaisent les tensions lorsque la communication officielle ne permet pas de diluer les mécontentements. C’est dans le cadre des organes de concertation qu’on met au point les petites concessions et les menus arrangements qui permettront le retour au calme et le bon fonctionnement de la machine à profit…

Le système des contraintes semblent fonctionner parfaitement, puisque chaque salarié apprend à évoluer dans le champ des possibles sans chercher à agir pour le souhaitable. Mais dans leur obsession du profit, les financiers ne donnent plus aux Ressources humaines les moyens d’acheter la tranquillité sociale et les syndicats qui sont intégrés à la machinerie doivent rendre des comptes à leurs électeurs. Un mouvement social de grande ampleur trouverait chez les salariés de la base et chez certains cadres un écho tout à fait favorable et donnerait à ces travailleurs la possibilité d’agir enfin pour le souhaitable.

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(1)    Marlène Benquet, Encaisser ! Enquête en immersion dans la grande distribution, La Découverte, 2013.

(2)    Marlène Benquet, Les Damnées de la caisse. Grève dans un hypermarché, Editions du Croquant, 2011.

Article publié dans le numéro 1040 de « Royaliste » – 2013

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