Depuis une trentaine d’années, on agite dans tous les sens l’Identité et la Différence sans trouver la recette du bon mélange. S’agirait-il d’abstractions ? Pas le moins du monde. Les deux mots font actuellement couler des fleuves de sang.
Aux guerres idéologiques de l’époque de la Guerre froide, ont succédé des affrontements « interethniques » dont la violence a surpris les esprits distingués. Alors que la chute du Mur de Berlin semblait inaugurer une ère de réconciliation et de paix, des peuples oubliés par les Grands de ce monde se sont mis à s’entretuer au lieu de s’engager joyeusement sur la voie de l’économie de marché. Et ceci, comme on l’a dit pendant le siège de Sarajevo, à deux heures d’avion de Paris !
Pour tenir cette violence à distance, les médias s’empressèrent de décréter que la guerre civile en Yougoslavie était l’œuvre de « sauvages », de « barbares » nommément désignés – en l’occurrence les Serbes. Il s’agissait de signifier en termes polis que l’Europe n’était qu’accidentellement contaminée par une violence d’ordinaire réservée aux lointaines contrées d’Afrique et du Proche-Orient. Comme si les Européens pouvaient négliger la guerre civile en Irlande du Nord, les terrorismes basque et corse, la menaçante ascension du Front national…
Alors que la crise identitaire est générale et multiforme, les médias se contentent de transformer des mots lourds de sens en signaux simplets destinés à fabriquer instantanément une opinion positive ou négative sur les événements : l’identité est associée au « repli », alors que la différence est présentée comme « droit ». Mais comme l’institution de la différence conduit à fabriquer de l’identité, la différence positive se retourne en identité négative, et nous ne sommes pas plus avancés : toujours la même violence, et les mêmes tragédies.
A remonter aux sources, on trouve d’ordinaire la peur – non la violence qui n’est qu’un alibi. C’est la peur de perdre ses références qui conduit à se définir contre certains groupes et à trouver refuge dans une communauté restreinte fondée sur une « différence » religieuse, biologique, politique… qui est destinée à recréer de l’identité. Ainsi se manifestent dans le désordre les diverses modalités du « retour au religieux », le communautarisme de certains homosexuels, la campagne en faveur de la « parité » entre hommes et femmes. Par là, beaucoup pensent échapper à la crise générale d’identité en fabriquant, autour de valeurs et de critères différents, des identités particulières, locales, qui ont la faveur de la droite réactionnaire (l’enracinement, le terroir) et de la génération issue de Mai 1968 pour qui la vie libérée procède de l’affirmation de la « bonne » différence (régionale, sexuelle) contre l’universalisme et la transcendance.
Aux Etats-Unis, l’idéologie du Politiquement correct a poussé à son point extrême le différentialisme de gauche – qui absolutise la différence des Femmes, des Indiens, des Afro-Américains – contre les valeurs universelles. En Europe de l’Ouest, ce mouvement s’exprime par le naturalisme des Verts – surtout allemands – et par le national-populisme français et autrichien. Dans l’Est européen, la disparition de l’Empire soviétique engendre des affrontements politiques et des guerres civiles qui procèdent des mêmes tensions particularistes et des mêmes pulsions identitaires. Le fondamentalisme religieux s’inscrit dans la même logique, mais selon une tout autre pente : au lieu de résoudre la crise d’identité dans le sens du particularisme local ou ethnique, les intégrismes s’efforcent de reconstituer une identité à partir de l’universel et selon une vérité transcendante – qui est paradoxalement énoncée par des groupes repliés sur eux-mêmes et soudés par l’action violente. Il reste que l’extrémisme religieux nous fait souvenir que le repli identitaire et le droit à la différence résultent de la crise des philosophies de l’histoire – hégélienne, marxiste – et des idéologies politiques communiste et socialiste, qui se manifeste depuis une vingtaine d’années.
Bien sûr, il est possible et parfois nécessaire de prendre parti dans les conflits qui marquent notre époque. Mais il est également permis de se placer à distance des processus dialectiques afin de tenter de dire comment préserver le mouvement historique tout en échappant aux processus violents. Encore faut-il renoncer aux simplismes rassurants. Ainsi :
– L’enfermement dans le particulier, à la manière de la gauche américaine, n’est pas plus pertinent que la fuite religieuse ou politique dans l’universel. Platon se moquait déjà de ceux qui courent de l’un (l’universel) à l’autre (le singulier) et de l’autre à l’un, alors qu’il n’y a pas de particulier sans référence à un universel, lequel n’est pas concevable sans les particularités qu’il rassemble.
– Il est absurde de voir dans le différent le contraire et l’ennemi de l’identique, selon le procès qui est intenté à certains mouvements antiracistes français : l’identique n’est rien d’autre qu’une relation d’égalité entre des personnes et des groupes différents, et c’est la différence reconnue qui permet la relation entre deux êtres identiques. « Je t’aime parce que tu es différente de toutes les autres » : la déclaration banale de l’amoureux exprime une vérité essentielle.
– Par conséquent, il n’y a pas de choix possible entre le différent et l’identique, donc pas de solution simple et immédiate à l’angoisse identitaire et au sentiment d’oppression que ressentent les groupes qui se disent différents. C’est pourquoi les adeptes du repli identitaire et les partisans du droit à la différence ont recours à la violence, par laquelle ils tentent d’échapper à leurs contradictions.
Double violence de l’identitaire. On expulse l’autre, le différent, l’étranger, afin de se retrouver « entre nous » – mais en oubliant que l’expression courante du « nous autres » par laquelle un groupe s’affirme en tant que tel. C’est que, dans ce nous constitué ou reconstitué, il y a en effet de l’autre. « La France aux Français », selon le vieux programme du nationalisme antisémite, est une France qui, après avoir expulsé ses Arabes et ses Juifs, se retrouverait avec ses particularités corse, basque, alsacienne, bretonne… et, surtout, avec ses riches et ses pauvres, ses bourgeois et ses prolétaires. La tentation serait forte, alors, de distinguer les bons et les mauvais Français et de faire retomber une chape de plomb sur la société afin qu’elle ne puisse pas faire valoir ses différences et ses conflits. Souvenons-nous aussi que « la Bosnie aux Bosniaques » a immédiatement déclenché un terrible affrontement entre les Bosno-Croates, les Bosno-Serbes, les Bosno-Musulmans. Partout, l’affirmation identitaire bute sur la découverte de différences qu’elle tente d’éliminer par tous les moyens. Mais la violence totalisante ruine l’identité collective en détruisant les différences qui entrent dans la définition de cette identité.
Double violence du différentialisme. Le droit à la différence se conquiert contre l’oppression unitaire mais la différence conquise entraîne la découverte d’autres différences : par exemple, dans les Etats-Unis libérés de l’Angleterre, la différence entre le Nord et le Sud, entre les Blancs et les Noirs.
Toute collectivité qui se particularise rencontre en elle de nouvelles particularités, d’autant plus angoissantes que le droit à la différence prétend que sa revendication est fondée sur un rapport immédiat à l’origine – dans le cas des intégrismes religieux – ou inscrite dans la nature : ainsi le nationalisme ethnique, ou encore le communautarisme féministe ou homosexuel. Mais le mouvement gay se heurte à l’opposition des homosexuels républicains – qui refusent que le comportement social et politique soit déterminé par une pratique amoureuse – et se divise en sous-groupes de plus en plus nombreux – masculins et féminins, bisexuels, « beurs gays »… Face à ces revendications de plus en plus nombreuses, les mouvements fondés sur le droit à la différence n’ont que deux solutions : ou bien déterminer autoritairement la nature de la communauté en réprimant ses éléments déviants, ou bien laisser la communauté se désintégrer sous l’effet de ses particularismes.
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L’humanité aurait depuis longtemps disparu si les hommes en étaient restés à l’opposition primaire entre une identité et une différence érigées en absolu. Dans toutes les civilisations, et de mille manières, ils ont accepté les relations complexes et subtiles du même et de l’autre qui se tissent dans chaque village, dans chaque ville, dans chaque pays. « Vivre ensemble avec nos différences », proclamaient dans les années quatre-vingt les jeunes issus de l’immigration et ceux qui les soutenaient. « Nous sommes tous des enfants d’immigrés », affirment les défenseurs des sans-papiers et les opposants aux lois xénophobes édictées par le gouvernement de M. Juppé. Ces slogans sont inspirés par une belle et une bonne philosophie, qui donne aux mouvements de lutte leur force et leur joyeuse assurance.
Encore faut-il rappeler les conditions qui permettent des relations paisibles entre les divers individus et les différents groupes.
D’abord, se souvenir ou reconnaître que la civilisation est synonyme de complexité. C’est la simplification qui est meurtrière. Toute civilisation, toute culture, toute nation, est tissée d’une infinité d’apports extérieurs : pas d’identité sans altérité.
Ensuite, donner la préférence aux ensembles souples et ouverts, qui laissent de la marge, du jeu, de la dialectique, de la liberté ; il vaut mieux qu’un homme soit défini par sa religion – il peut en changer ou la faire évoluer – que par la couleur de sa peau qui l’assigne pour toujours dans une prétendue « race ». Il vaut mieux qu’une collectivité trouve son identité dans le cadre juridico-historique d’une nation – c’est un ensemble limité, défini selon un droit évolutif, dont l’histoire est en partie l’œuvre des volontés – plutôt que de fabriquer une « ethnie » qui réduit les appartenances multiples à un enracinement simpliste dans une prétendue Nature. En France, les citoyens sont hommes par essence et français par accident, alors que la germanité est un fait essentiel pour les Allemands… qui ont fait la terrible démonstration de la violence radicale des communautés de nature – celles du sol et du sang.
Mais aussi, soigneusement distinguer les domaines, à commencer par le politique et le religieux. La politique est contingente, elle concerne le citoyen, non l’homme tout entier, dans une temporalité limitée (toutes les nations sont mortelles) et s’inscrit sur un territoire défini ; la religion parle de l’être, elle est mémoire de l’origine et promesse d’éternité. Confondre la politique et le religieux, c’est détruire la liberté humaine : la théocratie conduit le pouvoir politique à se saisir totalement de l’homme, en supprimant la différence entre le citoyen et le croyant, entre le public et le privé, entre la loi humaine et les décrets divins.
Enfin, maintenir la relation entre les différences et relativiser le jeu de l’identité et de la différence en préservant ou en instituant toutes les médiations nécessaires – religieuses, politiques, sociales. Un religieux est un intermédiaire entre Dieu et l’homme, qui rappelle à l’homme qu’il ne doit pas se prendre pour Dieu. Un pouvoir politique a pour vocation première d’arbitrer les différents conflits sociaux dans le souci de l’unité de l’ensemble. Une collectivité nationale relie l’homme singulier à l’universel, dans la mesure où elle se définit par un ensemble de règles juridiques qui expriment, en leurs principes, cette visée universelle.
Les crises identitaires sont des crises de médiations. Lorsque les médiateurs institués, corrompus, divisés contre eux-mêmes, s’affaiblissent ou s’effondrent, la bonne mesure ne peut plus être tenue entre l’identique et le différent, entre nous-mêmes et les autres. Comme l’idéologie de la mondialisation vante les contraintes inhumaines d’un marché planétaire, comme les cuistres nous annoncent la fin des territoires au profit des réseaux, comme les Etats perdent le sens de leurs responsabilités, nous pouvons être certains que le pire est encore à venir. Mais le savoir, c’est déjà vouloir résister.
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Article publié dans la revue Ubuntu – 1995
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