« Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (Albert Camus). La confusion du langage est l’un des maux profonds qui ronge insidieusement nos sociétés adeptes du jargon aseptisé des professeurs de vertu du monde du XXIe siècle. Connaissent-ils la signification des mots, des concepts qu’ils déversent à jet continu ici et là ? Leur logorrhée restreint leur registre lexical à quelques mots valise, quelques expressions galvaudées, à quelques clichés choc. Deux d’entre eux reviennent régulièrement dans la bouche en cul-de-poule de tous ces dirigeants et autres influenceurs qui prétendent diriger le monde : indépendance et souveraineté. Hier, ils les vilipendaient. Aujourd’hui, ils les encensent à l’image d’Emmanuel Macron. Comment en sommes-nous parvenus à cette situation étrange ? Dans un premier temps, nous passons insensiblement du temps de la vénération des concepts d’indépendance et de souveraineté à leur détestation. Mais, à l’occasion de la multiplication des crises qui secouent le monde, les esprits finissent par évoluer. De la soumission totale d’hier, nous débouchons péniblement sur un réveil douloureux.
DE LA VÉNÉRATION À LA DÉTESTATION
La puissance de la politique étrangère de la France d’antan repose sur un attachement profond à l’indépendance et à la souveraineté de notre pays. Peu à peu, quelques sirènes venues de Bruxelles et d’ailleurs remettent radicalement en cause ces fondements.
La puissance de la doctrine gaulliste
Le point de départ de cette épopée diplomatico-stratégique se situe à la fin des années cinquante. Dès qu’il arrive au pouvoir en 1958, le premier président de la Cinquième République met son mandat sous le signe de l’indépendance et de la souveraineté de la France. Elles ont été passablement malmenées par les errements de la Quatrième République. Aux yeux du général, une France forte est respectée ne saurait être sous la domination de quiconque qu’il s’agisse d’un État (États-Unis) ou d’une organisation internationale universelle comme l’ONU (qualifiée de « machin ») ou régionale telle l’OTAN (poids excessif du couple américano-britannique) ou la CEE (tentée par les sirènes du fédéralisme). Une fois fixé cet objectif clair, Charles de Gaulle se donne les moyens nécessaires pour y parvenir. Stratégie de long terme et tactique de court terme se conjuguent harmonieusement sans le moindre couac.
Quelques exemples connus illustrent la démarche gaulliste. Il s’empresse de rembourser ses dettes au grand frère américain. Il se débarrasse du fardeau algérien pour être plus libre sur la scène internationale et vis-à-vis du machin. Il quitte la structure militaire intégrée de l’Alliance atlantique pour être seul maître de sa dissuasion nucléaire. Il renvoie dans leurs buts les fédéralistes de la Commission européenne en pratiquant la politique de la chaise vise et en raillant les cabris. En plein Guerre froide, il parle avec Moscou et Pékin pour accroître sa marge de manœuvre. À l’occasion, il fait un voyage triomphal en Amérique latine pour irriter l’Oncle Sam. Tel est, bon an mal an, le cap pérenne qui guide le navire France durant environ trois à quatre décennies ! Notre pays est respecté, entendu et suivi partout dans le monde pour son indépendance vis-à-vis des deux Super Grands et des institutions internationales. Durant les périodes de crise (Cf. celles de Berlin et des missiles de Cuba), il est un allié fidèle des États-Unis. Il ne sollicite d’instructions de personne. Mais, les vents mauvais ne sont jamais très loin.
L’impuissance de la doctrine européenne
Au fil du temps, ces termes d’indépendance et de souveraineté ne sont plus toujours en odeur de sainteté. Ne sentent-ils pas une odeur quelque peu nauséabonde tant ils font penser à la nation et, pire encore, au nationalisme ? Lors d’un discours remarqué devant le Parlement européen à Strasbourg, le 17 février 1995, François Mitterrand déclare : « … Il faut savoir qu’une règle s’imposera, mesdames et messieurs : le nationalisme, c’est la guerre ! La guerre ce n’est pas seulement le passé, cela peut être notre avenir, et c’est vous, mesdames et messieurs les députés, qui êtes désormais les gardiens de notre paix, de notre sécurité et de cet avenir ! ». Le mot est lâché. Honte à tous ceux qui se font les chantres de la nation étriquée, de la souveraineté dépassée, de l’indépendance inutile. Place à la mondialisation, à l’abolition des frontières, à la libre circulation des biens, des capitaux et des marchandises, nouvelle religion des fédéralistes et de la Commission européenne. L’heure est aux chaînes de valeur. Pourquoi s’évertuer à fabriquer tel ou tel produit sur notre sol alors qu’il peut l’être à un coût réduit à l’autre bout de la terre ? Peu importe que les pays concernés ne respectent ni les normes sociales ni les normes environnementales du Vieux continent ? Cela n’a pas la moindre importance. Le consommateur y trouvera son compte.
Petit à petit, les esprits se font à cette nouvelle révolution mondialiste qui emporte tout sur son passage. Les apôtres de la bien-pensance instruisent régulièrement le procès de ces esprits mesquins qui osent encore raisonner sur des paramètres dépassés et malodorants. Ils dénigrent les relents fétides d’un « national-souverainisme ». Notre pays n’est pas épargné par ce tsunami mondialiste à prétention universaliste. Les professeurs en science du progrès sont nombreux et vocaux dans l’Hexagone. Ils nous font la promesse d’un avenir radieux à la condition expresse de se défaire de ces insupportables oripeaux du passé. Leurs vérités sont rabâchées ad nauseam. Du passé, faisons table rase et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes, déclament-ils coram populo. Il va sans dire mais cela va mieux en le disant qu’il est impensable de critiquer le dogme sous peine d’excommunication ou de lapidation médiatique pour l’hérétique. La doctrine des temps nouveaux peut être un instrument de tyrannie plus sûr que les armes.
Révolution ou illusion ? Telle est la question fondamentale que se posent désormais les arbitres des élégances morales, les prêtres de la religion mondialiste, sans frontièriste, « woke », multiculturaliste, féministe et autres carabistouilles du monde d’aujourd’hui !
DE LA SOUMISSION TOTALE AU DOULOUREUX RÉVEIL
Avec une candeur juvénile qui force le respect, nous nous éveillons dans un climat d’incertitude effrayant. Les fleurs du bien se sont subitement transformées en fleurs du mal. En dépit de ses performances oratoires, le président de la République découvre que les roses ne vivent que l’espace d’un matin.
Les fleurs du mal
À mesure que les années passent, l’action de nos marchands d’illusions tourne à l’incohérence. Quelle politique est-elle valable lorsque stratégie et moyens font défaut ? Plus le dogme est martelé avec vigueur, plus la réalité le prend à contrepied. De cette dissemblance résulte quelque incompréhension. Le mirage de la mondialisation heureuse et de tous ses mots d’ordre s’envole tel un cerf-volant égaré à l’horizon. La crise du Covid révèle notre dénuement en masques, en paracétamol. Tel un pays du tiers-monde, la France est contrainte de quémander piteusement quelques miettes à la Chine. L’Union européenne et ses ayatollahs sont aux abonnés absents. Cette posture d’évitement n’est plus tenable aujourd’hui. Comment prétendre à une liberté d’action alors même que l’on est pris dans un piège que l’on a soi-même et volontairement armé ? Nous nous sommes condamnés à ce qui apparait de plus en plus comme une forme d’impuissance aussi grave que pérenne. Sidérés, les politiques le découvrent, une fois quittés le pouvoir à l’instar d’Édouard Philippe qui en fait aujourd’hui l’amer constat dans son dernier ouvrage intitulé Le prix de nos mensonges[1]. Le mot qui fâche est lâché : mensonge. Nous nous sommes menti à nous-mêmes avant que la vérité vraie nous explose à la figure.
C’est que la dépendance, pour ne pas dire la soumission de la France et de ses partenaires européens à la pieuvre mondialiste est totale, sans limite, abyssale. Soumission économique (au dogme du libre-échangisme), financière (à la BCE et aux agences de notation), commerciale (aux implacables lois du marché), sécuritaire (à l’Alliance atlantique et à l’Oncle Sam), juridique (aux traités universels, européens et aux juridictions telles que la CJUE et la CEDH), technologique (à la domination chinoise comme sur les voitures électriques, les puces et l’intelligence artificielle), industrielle (au diktat du Sud Global), culturelle (à la langue anglaise et à sa manière de penser le monde)… caractérisent l’absence de souveraineté ainsi que l’état de dépendance calamiteux de notre Douce France. Comment prétendre être indépendant alors que nous sommes prisonniers de normes, de traités, de procédures, d’engagements bilatéraux ou multilatéraux plus ou moins contraignants, de partenariats stratégiques et autres facéties en tout genre ? Ainsi, nous nous trouvons pris dans les divers filaments d’une immense toile d’araignée dont nous ne parvenons pas à nous extraire. Emmanuel Macron est pieds et poings liés par un système qu’il n’a fait qu’encourager depuis son arrivée au pouvoir en 2017. Aujourd’hui, le roi est nu. Il l’est d’autant plus qu’il consent un nouvel abandon de souveraineté inexcusable lors du sommet franco-britannique du 9 juillet 2025. Emmanuel Macron rompt avec la doctrine d’indépendance totale de la dissuasion nucléaire française. Il annonce « coordonner » notre force nucléaire avec celle des Britanniques et même la création « d’un groupe de supervision nucléaire ». Une annonce « historique », certes. Car la dissuasion nucléaire britannique est étroitement coordonnée avec celle des États-Unis, et s’inscrit dans le cadre de l’OTAN. Ce n’est pas la même dimension d’indépendance stratégique que la France. De fait, par cette annonce, Emmanuel Macron veut tout simplement mettre notre dissuasion nucléaire dans les mains de l’OTAN et des États-Unis…[2] Bravo au bradeur de l’indépendance et de la souveraineté de notre Douce France. Le général de Gaulle soit se retourner dans sa tombe.
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses, l’espace d’un matin
Jamais à court d’une bonne idée, Emmanuel Macron choisit Singapour pour livrer à l’Asie et au monde, ses recettes pour affronter les tempêtes et vents mauvais du monde d’aujourd’hui, et encore plus, de celui de demain. Que nous dit Jupiter 1er dans sa brillante homélie déclamée le 30 mai 2025 à l’ouverture du Dialogue de Shangri-La (une première pour un dirigeant européen) dans le cadre du forum de défense et de sécurité de l’Asie ?[3] La quintessence de sa pensée complexe se résume à un appel à une alliance du Vieux Continent avec les États de l’Asie du Sud-Est dans une « coalition des indépendants ». Quel coup de théâtre pour un homme qui nous avait habitué à la dépendance par rapport aux technocrates de Bruxelles ! Et, il poursuit sur un ton enflammé : « Une coalition de pays qui naviguera sur les mers tourmentées du commerce et protégera les biens communs que sont la nature et le climat … une coalition de pays déterminés à ne pas céder aux caprices ou à la cupidité des autres ». Et, il poursuit dans la même veine : « Nous sommes confrontés au défi de pays révisionnistes qui veulent imposer, au nom des sphères d’influence, des sphères de coercition ». Il refuse « la loi du plus fort ». Nous retrouvons ainsi les accents de l’homme providentiel qui n’a qu’un seul objectif le bien-être de la planète. Curieusement, Emmanuel Macron omet de parler de la France dont il est le président.
Tout ceci est bel et bien beau mais que peut faire Jupiter pour régler les problèmes incommensurables que connait l’Hexagone ? Rien ou si peu. S’il est louable qu’il découvre aujourd’hui les travers d’un monde qu’il encensait encore hier, comment lui faire encore confiance ? En faisant preuve de mauvais esprit, l’on pourrait dire qu’il est difficile de croire un médecin qui s’est trompé sur le diagnostic et, par voie de conséquence, a apporté le mauvais remède. Ne se laisse-t-il pas emporter par sa fougue verbale au détriment de l’impératif indispensable de l’action concrète ? Que propose-t-il de crédible pour que chaque État retrouve son indépendance et sa souveraineté pour affronter les périls du monde de demain ? La réponse est dans la question. Avec Emmanuel Macron, n’assiste-t-on pas à l’impossible réveil de l’homme de la politique du en même temps ? En dernière analyse, l’homme est-il convaincu de l’utilité de l’indépendance et de la souveraineté ? Pendant ce temps (à quelques jours d’intervalle), le nouveau chancelier allemand Merz va faire ses dévotions à Washington afin de se prémunir des foudres commerciales de Donald Trump. Oublié le discours de fermeté face aux frasques du titulaire du Bureau ovale ! Tout un symbole de la réalité du couple franco-allemand et de l’atlantisme de nos voisins d’Outre-Rhin !
L’IMPOSSIBLE SURSAUT SALUTAIRE
« La souveraineté est le pouvoir de commander et de contraindre sans être commandé ni contraint » écrit Jean Bodin dans Les six livres de la République publié en 1576. Comment mieux résumer en quelques mots l’essence des concepts de souveraineté et d’indépendance que ne le fait ce jurisconsulte, économiste et théoricien politique français du XVIe siècle ? Lui, avait tout compris. Nos brillants sujets, qui nous gouvernent et qui nous bernent sans vergogne, n’ont rien compris aux complexités et incertitudes du Nouveau monde. Peut-être ont-ils préféré pratiquer la bonne vieille politique de l’autruche ? La tristesse se mêle à la surprise tant il est plus aisé de détruite l’existant que de construire l’avenir. La réalité reprend ses droits. Elle agit comme un révélateur de leur lâcheté et de leur pusillanimité. C’est pour avoir omis de connaître les écrits du passé que les hommes politiques du présent se retrouvent fort dépourvus quand la bise fut venue, à l’instar de la cigale de la fable de Jean de La Fontaine. La morale de notre fable pourrait se lire ainsi : indépendance, souveraineté : une vaste blague !
Jean DASPRY
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, docteur en sciences politiques
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Édouard Philippe, Le prix de nos mensonges, Jean-Claude Lattès, 2025.
[2] David Saforcada, En trahison du général : Macron, le nucléaire et l’illusion britannique, https://lediplomate.media/2025/07/tribune-trahison-general-macron-nucleaire-illusion-britannique/david-saforcada/france/ , 11 juillet 2025.
[3] Claire Gatinois, Paris et Washington contre les visées de Pékin. Au forum de défense et de sécurité de l’Asie, le chef de l’État français a plaidé pour de « nouvelles coalitions », Le Monde, 1er – 2 juin 2025, p. 2.
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