Il est paradoxal de faire la guerre au nom de l’humanité puisqu’on tue des êtres humains, souvent innocents. Pourtant certains Etats, qui ont les moyens d’intervenir pour empêcher un génocide, ne se rendent-ils pas complices des criminels s’ils décident de respecter le principe de souveraineté étatique ? Jean-Baptiste Jeangène Vilmer explore toutes les impasses et toutes les solutions possibles dans un ouvrage (1) qui permet de réduire les incertitudes.
Comme premier éclaircissement d’une question fort embrouillée, commençons par détruire une légende médiatique : celle d’un Bernard Kouchner qui aurait inventé le droit et même le devoir d’ingérence, faisant accomplir un pas de géant à l’humanité. Hélas, tel ne fut pas le cas. En 1991, le célèbre french doctor déclare que « nous entrons dans une époque où il ne sera plus possible d’assassiner massivement à l’ombre des frontières »… trois ans avant le génocide au Rwanda et quatre ans avant le massacre de Srebrenica.
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, qui rappelle cette naïve prédiction, montre que le droit et le devoir ne sauraient être confondus : le droit ouvre une possibilité, le devoir est une obligation qui procède d’un impératif moral. « L’ingérence est une immixtion sans titre, c’est-à-dire sans droit. Littéralement, le droit d’ingérence est donc un non-sens, une contradiction dans les termes : il est le droit de s’immiscer sans droit, le droit de faire ce que l’on n’a pas le droit de faire ». Dans le droit international, il n’y a pas de droit d’ingérence mais un droit d’assistance humanitaire. Quant à la question générale de l’intervention militaire à visée humanitaire, elle ne remonte pas aux années quatre-vingt du siècle dernier mais… à la Chine antique où la guerre est une expédition punitive déclarée par l’autorité compétente dès lors qu’il n’y a pas d’autre recours pour destituer un tyran, donc pour protéger le peuple.
Bien entendu, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer étudie la doctrine de la guerre juste à Rome et chez les théologiens chrétiens, par exemple Suarez et Vitoria qui défendent le principe de guerres d’intervention pour faire prévaloir la justice et la civilisation chrétienne. Jean Bodin est lui aussi interventionniste mais sans reconnaître au peuple le droit à l’insurrection et le Vindicae contra tyrannos (2) énonce ceci : « Le Prince qui regarde comme en passant le temps les forfaits du tyran, le massacre des innocents, lesquels il pourrait conserver, pour certains en prenant du plaisir à une escrime si sanglante, est d’autant plus coupable que le tyran lui-même ». Les interventions humanitaires sont nombreuses au 19ème siècle pour protéger les minorités dans l’empire ottoman et, à l’époque de la Société des Nations, le débat est vif entre partisans et adversaires de ce type d’intervention.
C’est en plein midi que Bernard Kouchner annonçait le lever du soleil mais la question de l’intervention humanitaire n’est pas résolue pour autant car la Charte des Nations Unies comporte deux exigences contradictoires : l’article 2 énonce à l’alinéa 4 le principe selon lequel « les Membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies ». Or celles-ci veulent notamment développer et encourager « le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous… » (article 1). Comment faire lorsque ces droits et libertés sont menacés ou détruits par un Etat souverain ?
On peut bien sûr prendre le parti des droits de l’homme contre la souveraineté des Etats et fustiger le cynisme de la Realpolitik, ce qui permet d’obtenir de beaux succès d’estime. Des exemples nombreux et récents montrent que cet idéalisme est fonction des émotions médiatiques, qui ignorent d’épouvantables tragédies : entre 1998 et 2006, quatre millions de personnes ont été tuées en République Démocratique du Congo dans l’indifférence totale des médias occidentaux et des intellocrates parisiens. Et même en cas de crimes connus, l’intervention humanitaire se heurte à la puissance des Etats qui les commettent : la répression des Tibétains et des Ouighours par les autorités chinoises suscite des protestations qui ne peuvent être suivies d’effets. Dans d’autres cas, les interventions humanitaires masquent la défense d’intérêts strictement étatiques : ce fut le cas de la guerre déclenchée par les Etats-Unis contre l’Irak en 2003. Quant à la « responsabilité de protéger », qui impliquerait une obligation pour la « communauté internationale », elle échoue à mobiliser la dite « communauté », qui n’existe pas, au nom d’un devoir d’ingérence qui n’existe pas non plus : il faut recourir aux Etats pour mettre en œuvre une action humanitaire, sans que la « responsabilité de protéger implique une action militaire ». Loin de s’opposer à la cause des droits de l’homme, les Etats en sont les garants dès lors qu’ils ont la volonté et la possibilité d’agir.
Les constats réalistes ne sauraient justifier la résignation. En droit international, l’usage de la force est possible car l’ONU considère dans plusieurs de ses résolutions que les violations des droits de l’homme constituent une menace pour la paix et la sécurité. La légalité de l’intervention humanitaire s’appuie sur la légitimité du Conseil de Sécurité mais on sait que celui-ci peut être paralysé par le veto d’un ou de plusieurs de ses membres. Dès lors, certains juristes estiment qu’une intervention illégale peut cependant être légitime au regard de la justesse de la cause à défendre. La thèse est discutable car la légitimité devient en ce cas une notion floue, qu’aucune autorité n’est en mesure de préciser et de vérifier. Ce sont quelques grandes puissances qui en décident – les autres n’ayant pas les moyens d’agir illégalement. Ainsi, lors de l’intervention occidentale au Kosovo, l’illégalité des opérations militaires était manifeste et l’opération de l’OTAN a été justifiée par des considérations plus que douteuses – avec pour résultat l’installation à Pristina d’un pouvoir qui s’est rendu coupable de multiples exactions.
Cet exemple négatif ne disqualifie pas dans l’absolu les interventions militaires qui sont décidées hors d’une résolution du Conseil de Sécurité : certains juristes reconnaissent que le droit ne peut pas résoudre toutes les questions et que, dans des circonstances exceptionnelles, une décision extra-juridique, de nature politique, peut s’avérer indispensable pour éviter un massacre ou un génocide. Il importe que la décision politique de l’intervention militaire soit prise en fonction de considérations aussi objectives que possible. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer examine de manière très précise les critères qui permettent d’établir que la cause est juste tout en prenant soin de préciser que « l’intervention humanitaire n’étant pas un droit au sens positif du terme, elle n’a pas de règles d’engagement précisant quels sont les droits visés, elle n’a pas de cause objective, elle n’est pas une réponse se déclenchant automatiquement à chaque fois qu’un certain droit est violé dans le monde. Elle résulte plutôt d’une appréciation subjective d’une situation donnée ».
La cause juste de l’intervention, ce n’est pas seulement le génocide, plus difficile à établir qu’on ne le pense dans les médias qui le placent au sommet dans la hiérarchie des atrocités, comme si les autres crimes étaient moins graves. Il faut au contraire considérer tout à la fois les génocides, les massacres de masse et les opérations de nettoyage ethnique comme de justes causes d’interventions qui doivent avoir un caractère exceptionnel. L’intervention de l’OTAN en Lybie était justifiée par la menace de massacre de la population de Benghazi mais l’élimination de Kadhafi selon une conception extensive de la résolution 1973 fait débat et suscite la méfiance de la Russie et de la Chine quant à de nouvelles initiatives concernant la Syrie. Il faut encore souligner que nul n’est jamais assuré d’intervenir à bon escient car il faut agir avant que le massacre soit commis et les victimes potentielles peuvent exagérer la menace ou l’inventer. On peut cependant estimer, avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, que l’approche « conséquentialiste » par l’estimation du dommage est pertinente quant à la décision d’intervenir : « la cause est juste lorsque le dommage auquel elle correspond fait davantage de victimes que n’en ferait l’intervention ».
C’est là une conception minimaliste qui permet d’éviter que l’intervention humanitaire soit revendiquée – comme dans le cas de l’attaque de l’Irak en 2003 – pour promouvoir la démocratie par la guerre contre les tyrans – du moins contre certains d’entre eux. Elle s’accompagne d’une exigence de prudence dans l’action militaire afin que le résultat, pour la population concernée, soit positif. Là encore, la guerre américaine en Irak s’est faite à l’encontre de tout souci humanitaire puisque 100 000 civils irakiens ont été tués entre mars 2003 et septembre 2004. Même constat pour l’agression contre la Yougoslavie en 1999 : la guerre « zéro mort » qui fascinait les humanistes de « Libération » a provoqué la mort de 1 500 civils à cause des bombardements de haute altitude, sans compter toutes les personnes – Kosovars, Serbes, Roms – qui ont été tuées à la suite des événements déclenchés par la campagne aérienne de l’OTAN.
Le travail considérable accompli par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer offre des clarifications décisives dans les concepts et dans la terminologie, qui conduisent à une doctrine remarquablement sensée de la guerre faite au nom de l’humanité. Il faut le répéter : cette doctrine ne garantit pas l’action juste et exactement proportionnée, ni un résultat parfaitement satisfaisant mais elle devrait permettre au gouvernement français de résister aux opérations montées par les Etats-Unis et aux emballements médiatiques qui, curieusement, suivent toujours la pente de l’occidentalisme.
***
(1)Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La guerre au nom de l’humanité, Tuer ou laisser mourir, PUF, 2012. Préface d’Hubert Védrine. Sauf indications contraires, les citations sont tirées de cet ouvrage.
(2)Sur cet ouvrage, cf. Blandine Kriegel, La République et le prince moderne, PUF, 2011.
Article publié dans le numéro 1027 de « Royaliste » – 2013
0 commentaires