Professeur émérite d’histoire de l’Islam médiéval, Gabriel Martinez-Gros retrace en compagnie d’Ibn Khaldoun la vie et la mort des dynasties qui s’affrontent et se succèdent pendant une courte période impériale. L’histoire de l’Empire islamique (1) fait ressortir les fines dialectiques du centre et de la périphérie, du politique et du religieux, de la théologie et de la culture qui ruinent les récits extrémistes dont nous sommes saturés.
Les idéologues du djihadisme se présentent comme les artisans d’un retour aux origines de l’islam, celui de l’impulsion divine donnée par le Prophète et qui se serait concrètement prolongée par les quatre premiers califes “bien dirigés”. Les polémistes qui se posent en défenseurs de “l’Occident” entérinent le récit djihadiste d’un monde musulman en pleine expansion conquérante et qui confondrait depuis toujours le politique et le religieux dans une même pulsion violente.
Il est facile de balayer ces récits simplistes par un retour à l’histoire mais beaucoup plus difficile d’en restituer la complexité. Parcourant les premiers siècles de l’islam en compagnie d’Ibn Khaldoun (1332-1406), Gabriel Martinez-Gros nous permet de saisir la dynamique de l’Empire musulman, fort déconcertante pour les citoyens des nations européennes.
Cette dynamique se déploie sur d’immenses territoires et met en jeu de nombreuses dynasties. Partie du Hedjaz, l’aventure islamique ne s’étend pas seulement à l’Orient qui nous est proche – Irak, Syrie, Egypte actuels – et au Maghreb ; elle nous oblige à chercher sur les vieilles cartes où se trouvent le Khorasan – le quart nord-est de l’Iran – et la Transoxiane qui a pour principales villes Samarcande et Boukhara (2) ; elle nous permet de situer précisément dans l’histoire politique et religieuse les prestigieuses dynasties Omeyyades, Abbassides, Alides, Seldjoukides, Almoravides. En retraçant l’ascension, les ambitions et l’échec de ces dynasties, Gabriel Martinez-Gros met au jour les dialectiques qui nous sont indispensables pour comprendre l’Islam – comme empire – et l’islam comme religion.
Il faut d’abord saisir la dynamique d’ensemble, théorisée par Ibn Khaldoun et vérifiée dans l’Empire islamique. A l’opposé de l’Europe médiévale, où l’on voit des rois qui sont du pays rassembler vaille que vaille des terres et des habitants défendus par des troupes locales, l’histoire de l’Islam impérial se noue selon la dialectique du Sédentaire et du Bédouin. L’empire ne naît pas d’un processus interne à un territoire densément peuplé mais de la conquête réalisée par une petite communauté tribale, pauvre, marginale et guerrière – nommée ‘assabiyya par Ibn Khaldoun. Les Romains du Latium, les Grecs d’Alexandre, les Arabes conduits par Mahomet, les Mongols de Gengis Khan sont tous des conquérants “bédouins”, des membres d’une ‘asabiya. Ayant conquis de vastes territoires et soumis des populations nombreuses, la communauté tribale découvre que le prélèvement de l’impôt est plus fructueux que le pillage, adopte les usages de la population vaincue et organise une collectivité pacifique, désarmée. Elle expulse la violence en confiant la fonction militaire à une autre ‘assabiyya : la Rome impériale utilise des Germains, les Ottomans recrutent comme janissaires des Slaves balkaniques…
Pour l’époque médiévale, Ibn Khaldoun montre que la paisible prospérité impériale amollit l’empire qui perd sa dynamique et finit par tomber sous les coups d’une nouvelle ‘assabiyya. De fait, l’Empire islamique commence en 632 avec le califat d’Abu Bakr et se termine avec la chute de Tolède en 1085, la conquête de la Sicile par les Normands en 1091 et la prise de Jérusalem par les Croisés en 1099. Au fil des guerres civiles et des conflits dynastiques, quatre “vies” sont à distinguer : celle des Arabes (660-780), celle de la séparation du politique, du militaire et du religieux (780-900), celle de l’essor de l’Occident musulman (900-1020) et celle des peuples nouveaux (1020-1100). Selon Ibn Khaldoun, chaque “vie” se décompose en trois générations de quarante années, de la jeunesse à la ruine. Par exemple, le temps des Arabes connaît une première génération de conquête et de partage (661-692), une deuxième génération de sédentarisation et d’affirmation de l’Etat (700-740) et une troisième génération (740-780) marquée par la révolution abbasside venue du Khorassan où se mêlent les Persans et les Sogdiens (4). Des très nombreux enseignements que l’on peut retenir de cette histoire, j’indique quelques points saillants qui invalident mains discours contemporains sur l’islam.
Rareté du djihad. Non seulement les empires expulsent la violence de leurs territoires, mais ils répugnent à guerroyer pour la gloire de la religion. Quand l’Empire islamique pratique la guerre sainte, c’est pour montrer qu’il sait bien administrer la capitale mais les tribus et les religieux savent que l’Etat est l’ennemi du djihad et le haïssent pour cette faiblesse. Somme toute, note Gabriel Martinez-Gros, “on ne conquiert donc, inlassablement, que ce qui a déjà été conquis. On ne conquiert que les siens”. C’est vrai pour les guerriers francs des Croisades, qui interviennent en Sicile, en Syrie, en Palestine, pour reconquérir des terres romaines et qui ont pour but ultime l’entrée à Constantinople en 1204, d’où résulte la création d’un empire latin (1204-1261).
Paradoxe du conquérant. La tribu conquérante, quelques soient sa religion et ses coutumes, adopte les mœurs et la langue des populations qu’elle a su soumettre et quitte le lieu originel pour régner dans les capitales conquises. Les Arabes quittent Médine pour Damas et, en Afrique, Mahdiya est abandonnée au profit de Kairouan. Les Burgondes et autres Vandales se romanisent, les Turcs seldjoukides adoptent le persan et, plus tard, Gengis Khan et ses turco-mongols se convertiront à l’islam. Il y a tout au long de l’histoire des empires une très fine dialectique du Bédouin conquérant et du Sédentaire conquis qui tourne toujours à l’avantage du second parce que l’instant de la pulsion guerrière s’évanouit dans les durées multiséculaires ou plurimillénaires.
Dialectique de l’Islam et de l’islam. Ce n’est pas la religion mahométane qui crée l’Empire islamique. La religion, dit Gabriel Martinez-Gros, est une “traîne d’empire” : l’islam s’inscrit dans des structures et dans des logiques politiques préexistantes et, en cela, il n’est pas différent du christianisme. A l’origine, le message religieux, la souveraineté politique et le pouvoir militaire étaient confondus dans la personne du Prophète et de ses premiers successeurs. Puis les califes omeyyades et abbassides séparent la fonction politico-religieuse de la fonction militaire qui est abandonnée à des mercenaires étrangers qui appartiennent à des peuples vaincus – Berbères, Sogdiens, turcs mameluks, c’est-à-dire esclaves-soldats. A la fin du temps des Arabes et au début de la dynastie abbasside, la religion musulmane est exprimée par le shiisme qui privilégie la figure de l’imam, autorité religieuse qui se met à distance du pouvoir califal. A cette époque, entre 750 et 820, le shiisme est la religion de l’Empire islamique et il en résulte des conséquences majeures pour la langue arabe, qui est la langue de l’Empire. Tout comme l’Etat, la religion fait son miel des trésors recueillis dans les puissances abattues : la langue persane, la pensée grecque qui n’a cessé d’inspirer le shiisme duodécimain ou ismaélien. La langue arabe, celle du Prophète et des Bédouins conquérants est quant à elle retravaillée par les grammairiens persans qui veulent, explique Gabriel Martinez-Gros, que l’arabe résiste au temps : “L’arabe prétend être fidèle à ses maîtres bédouins qu’il révère ; il l’est en fait bien davantage à ses maîtres sédentaires qui ont su le traduire en règles et en recettes”.
Opposition des shiites et des sunnites. Le shiisme n’est pas plus originel que le sunnisme. Le premier courant résulte de la distinction entre le califat et l’imamat. Le second tire parti de cette différence qui n’est pas une rupture puisque le jeune calife Al-Ma’mun choisit de s’appuyer sur la secte des mutazilites qui autorisent l’interprétation du Coran à la lumière de la philosophie grecque, présentée comme universelle : dès lors, un accord raisonné est possible entre le calife et l’imam. Comme le califat ordonne de rejeter comme blasphématoire la croyance en l’éternité du Coran, Ahmad Ibn Hanbal refuse l’injonction califale et proclame la vérité de cette croyance désormais présentée comme orthodoxe. En soulevant le peuple de la capitale contre la dynastie, il s’agit de ruiner l’autorité de l’imam chiite et le pouvoir du calife abbasside en déléguant la possibilité d’interpréter le Coran et les hadiths aux oulémas. En 850, le calife abbasside al-Mutawakkil se rallie au sunnisme et fait détruire à Karbala le tombeau d’al-Husayn, fils cadet de Ali et Fatima, exterminé avec sa descendance en 680. “Le sunnisme, écrit Gabriel Martinez-Gros, dessaisit le présent au profit de l’origine, il organise l’Islam en procession sans discontinuité depuis le temps des témoins de la révélation”. Cela signifie que le message est clair et que le Créateur ne parlera plus à ses créatures, alors que le shiisme voit dans le texte coranique une infinité de sens possibles que l’imam peut expliciter. Le sunnisme qui privilégie l’oumma, la communauté des croyants, se caractérise par un net rejet de l’Eglise et de l’Etat. Il n’est pas une absence d’Église mais un refus de l’Eglise shiite, précise Gabriel Martinez-Gros pour qui “le sunnisme exalte le Prophète parce qu’il refuse le souverain, il feint de languir de la tribu parce qu’il hait l’Etat”.
L’Empire islamique a disparu mais on continue de s’affronter de part et d’autre de l’Euphrate, Damas, Bagdad et Karbala sont toujours dans l’actualité guerrière et le défunt chef de Daesh, Abou Bakr al Baghdadi, avait repris le nom du premier calife et voulait conquérir le « grand Khorasan » tandis que les djihadistes cultivent, à leur manière sanglante, le mythe de la pure origine…
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(1) Gabriel Martinez-Gros, L’empire islamique, VIIe – XIe siècle, Editions Passés composés, 2019.
(2) Voir sur mon blog les Lettres de Samarcande, de Boukhara, de Tachkent.
(3 Cf. ma présentation dans “Royaliste” des précédents livres de Gabriel Martinez-Gros, Brève histoire des empires, Comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Le Seuil, 2014, et Fascination du djihad : Fureurs islamistes et défaite de la paix, PUF, 2016.
(4) Sogdiens : ce peuple qui parlait l’une des langues iraniennes vivait dans une partie de l’Ouzbékistan actuel et joua un grand rôle dans l’organisation des routes de la soie.
Article publié dans le numéro 1178 de « Royaliste » – 27 novembre 2019
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