Les « affaires » se suivent et ne se ressemblent pas. L’«affaire Marchais » concerne le lointain passé d’un homme qui à l’époque des faits qui lui sont reprochés, ne s’était pas encore engagé dans l’action politique. L’affaire de Broglie est au contraire une affaire d’Etat. La différence est essentielle : le passé d’un homme politique intéresse ses électeurs et ses militants. En revanche lorsqu’un serviteur de l’Etat – ministre, haut-fonctionnaire, ou Président – se trouve impliqué dans un scandale lorsqu’il viole sciemment les lois écrites ou non écrites, c’est le principe même de la justice qui est bafoué. Le Canard Enchaîné a démontré en publiant des documents irréfutables que la police savait, plusieurs jours avant l’assassinat de Jean de Broglie, que la vie du député giscardien était menacée. Pourtant, la filature des suspects a été interrompue, et le personnage n’a pas été protégé. « Bavure » administrative ? Guerre des polices ? L’affaire serait de faible ampleur, malgré sa conclusion tragique, si l’on ne se posait maintenant des questions sur le rôle joué par le ministre de l’Intérieur. Ignorait-il les menaces qui pesaient sur Jean de Broglie ? En ce cas, Michel Poniatowski apparaît comme un ministre incapable. Savait-il ? Si oui, pourquoi n’a-t-il pas pris les mesures qui s’imposaient et pourquoi n’a-t-il pas informé la justice ? Le directeur de la police judicaire affirme que le juge d’instruction a eu « verbalement » connaissance des renseignements obtenus par ses services. Mais il reconnaît implicitement que le rapport écrit n’a pas été transmis à la justice.
LA NATURE DU POUVOIR
Après l’affaire des diamants, après l’affaire Boulin, un nouveau scandale menace donc un haut dignitaire du régime, soupçonné d’avoir délibérément entravé l’exercice de la justice. Allons plus loin : par-delà ses rebondissements spectaculaires, l’affaire de Broglie permet de mieux saisir la véritable nature du giscardisme. Le rapport de police publié par Le Canard Enchaîné indique qu’un « homme de grand renom », exerçant une activité politique, serait le commanditaire d’un trafic de faux bons du Trésor, et que d’autre part Jean de Broglie aurait « commis une indélicatesse lors d’une affaire précédente portant sur plusieurs millions ».
Le fait qu’un ancien ministre soit devenu escroc ne doit pas entraîner à des généralisations abusives. La malhonnêteté de Jean de Broglie n’est pas significative en elle-même : chaque parti politique, chaque classe sociale, peut abriter des brebis galeuses. Ce qui est en revanche exemplaire – si l’on peut dire – c’est l’itinéraire de cet homme, ses origines, ses amitiés, ses engagements, et les valeurs auxquelles il adhérait. Aristocrate, ancien ministre, député, Jean de Broglie était devenu un homme d’affaires, un homme d’argent. Comme tant de notables giscardiens qui passent aisément du service de l’Etat au secteur privé, de Broglie ne concevait les fonctions politiques que comme des étapes, indispensables pour le prestige et les relations qu’elles apportent, dans une vie gouvernée par d’autres valeurs. Ce mélange d’aristocratisme, de politique et de haute finance est significatif de la caste giscardienne, et permet de saisir les ressorts secrets de sa politique.
LA NOUVELLE CLASSE DIRIGEANTE
Ce qui est au pouvoir aujourd’hui, c’est la vieille droite des châteaux et des fortunes solides, rénovée par le passage à l’ENA, mais qui conserve par-dessus tout le culte de l’argent et le goût du privilège. MM. Giscard d’Estaing, d’Ornano et Poniatowski en sont les plus beaux fleurons. Grand bourgeois ou noble de vieille race, intelligents mais sans scrupules, ils ont eu l’intelligence de mettre à leur service les techniques politiques et financières modernes, pour conquérir le pouvoir et en tirer le plus grand profit. Aussi les discours « progressistes » ne doivent-ils pas faire illusion :
— cette caste méprise le salariat, comme seuls peuvent le faire ceux qui ont fondé leur fortune sur des portefeuilles d’actions et des spéculations habiles.
— cette caste se soucie peu de l’industrie, puisqu’elle tire son argent de spéculation financières et non du profit issu du développement d’une activité particulière. Face au capitalisme industriel, soucieux de profit mais aussi de croissance quantitative, il existe un capitalisme financier spécialisé dans la circulation de l’argent et uniquement préoccupé de la rentabilité du capital investi.
— cette caste est indifférente au destin de la nation puisque la circulation de l’argent ne connaît pas de frontière et que le capital peut s’accumuler en n’importe quel lieu. C’est ce que Giscard appelle, dans son double langage, la « mondialisation », qui n’est pas autre chose que l’insertion dans les flux financiers internationaux.
La sordide affaire de Broglie éclaire ainsi la sociologie du régime qui s’est installé en 1974 : la classe dirigeante n’est plus seulement cet ensemble d’hommes politiques et de hauts fonctionnaires qui gouvernaient jusqu’alors. Certes, les technocrates demeurent à leur poste, et nombre d’hommes politiques conservent le sens du service de l’Etat. Mais le pouvoir réel est aujourd’hui contrôlé par une nouvelle caste, qui cherche à faire prévaloir des privilèges. Les scandales qui frappent le milieu giscardien sont les révélateurs d’une pratique politique contraire à l’exigence commune de justice. La justice exige en effet que l’Etat soit indépendant des castes -qu’il s’agisse de l’aristocratie financière, de la technocratie « éclairée » ou des vieux clans partisans. Par-delà les rivalités de la droite et de la gauche, telle est aujourd’hui la question essentielle. Il est urgent qu’elle soit posée.
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Editorial du numéro 314 de « Royaliste » – 17 avril 1980
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