Kissinger : L’être-au-monde – par Dominique Decherf

Nov 30, 2023 | Billet invité

 

Après Hannah Arendt et Léo Strauss, le troisième heideggérien d’origine juive allemande réfugié aux Etats-Unis en 1938 vient de s’éteindre le 29 novembre 2023. Sans doute aucun des trois ne reconnaîtrait cette parenté mutuelle. Heinz Alfred Kissinger n’avait que quinze ans à son départ de Fürth près de Nuremberg ; il n’est pas un maître en philosophe, mais il s’est évertué toute sa vie à théoriser les relations internationales, c’est-à-dire l’ordre du monde, avant d’essayer de l’ordonner avec Richard Nixon pour démiurge, à la fois réaliste et créatif. Il avait perdu onze de ses parents et la moitié de ses condisciples d’école durant la Shoah, mais il resta allemand jusqu’au bout de la langue. Intronisé chef de l’école « réaliste », pour avoir introduit la géopolitique au cœur de la diplomatie, ses analyses ne s’arrêtent pas à la Guerre froide, comme de nombreux commentaires aujourd’hui voudraient le faire croire. Dans son dernier ouvrage écrit à 99 ans, Leadership (2022, traduction française 2023, Fayard), sous-titré « six études de stratégie mondiale », il continue de présenter comme parfaitement actuelle la vision développée sous Richard Nixon entre 1968 et 1974, et qui aurait transformé le chaos du monde, si son second (triomphal) mandat n’avait été fort tristement et brutalement interrompu par le scandale de basse politique politicienne du Watergate, en un monde tripolaire harmonieux.

Kissinger avant Henry.

S’il n’a pas suivi la voie philosophique, ni la voie sociologique comme son alter ego français, Raymond Aron, il est arrivé au même résultat par une démarche historique, ayant consacré sa thèse à la restauration de l’équilibre européen dans la suite du Congrès de Vienne et de la Sainte-Alliance (A world restored 1812-1822, 1957, qui ne sera traduit en français qu’en 1972) par Metternich et Castlereagh. Kissinger sera fréquemment comparé au premier pour son conservatisme, alors que, brillant universitaire de Harvard, il se réclamait plutôt du second. En réalité, il fut un mixte des deux, d’où l’ambiguïté fondamentale de son bilan. Il commença par conseiller Kennedy puis Rockefeller, le rival républicain libéral de Nixon, avant que ce dernier ne lui donne sa chance comme conseiller à la Sécurité puis Secrétaire d’Etat (ministre des Affaires étrangères).

Il faut pourtant lui rendre cette justice : il fut l’un des tout premiers à discerner le caractère de dissémination du rapport de forces qu’introduisait la dissuasion nucléaire. Une lourde étude « Nuclear weapons and Foreign policy » (« les armes nucléaires et la politique étrangère ») avait attiré l’attention de Pierre Boutang qui en traduisit des extraits, le livre ne devant pas être accessible avant longtemps en français. Kissinger fut invité à Paris à l’Ecole militaire en janvier 1960 pour en débattre. En 1965, il réitéra avec Le malentendu transatlantique immédiatement traduit en français cette fois (Denoël) de The Troubled Partnership. A Reappraisal of the Atlantic Alliance. Quelques semaines avant l’élection présidentielle française de décembre 1965, il justifiait par des arguments tirés de la stratégie nucléaire les positions du général de Gaulle, s’inscrivant en faux contre les idées de force atomique multilatérale et de riposte flexible défendues par l’entourage de Kennedy, McNamara et Johnson. Les relations franco-américaines auraient pu tourner autrement si Nixon et Kissinger avaient été alors en position. La première visite de Nixon élu président en novembre 1968 sera pour rencontrer le président français le 28 février 1969, juste deux mois avant que celui-ci ne démissionne après son référendum perdu. Une autre occasion a ainsi été perdue.

Dear Henry et Mr. Kissinger

Le bilan de la présidence Nixon – terminée par Gerald Ford entre 1974 et 1976 – n’a apparemment laissé qu’une trace négative dans la mémoire collective : Cambodge, Vietnam, Bangladesh, Chili, Chypre, Portugal, Angola, Timor-est, Argentine, la liste des méfaits attribués au Secrétaire d’Etat court tout autour du monde. Pourquoi ? Si ce n’est que sa vision d’un directoire mondial inspiré de la Sainte-Alliance n’a absolument pas fonctionné. Son chef d’œuvre diplomatique, la rencontre Nixon-Mao à Shanghai en février 1972, l’idée d’équilibrer l’un par l’autre Moscou et Pékin, n’ont finalement rien changé au destin du monde, à commencer par le Sud-Vietnam : les accords de Paris de 1973, qui valurent à Kissinger le prix Nobel de la Paix – conjointement avec le Premier ministre vietnamien – n’empêchèrent pas la chute tragique de Saïgon le 30 avril 1975.

Docteur Kissinger

Cinquante ans ont passé. Kissinger a survécu cinquante ans à son bilan. Il ne pouvait pas le savoir à l’époque. Il n’a cessé de produire des analyses toujours intéressantes et originales sur l’ordre international, toujours écouté, de moins en moins influent, tant les circonstances ont changé. Son maître-livre, Diplomatie (1994, traduction française en 1996, Fayard) qui couvre trois siècles de constante recherche d’un ordre mondial par l’équilibre des forces, est sans doute le meilleur manuel diplomatique jamais publié.

Jusqu’à son ultime ouvrage, Leadership, il plaidera pour une constante interaction des puissances à l’intérieur d’un cadre reconnu comme légitime à l’intérieur duquel l’équilibre des forces pourra être maintenu. Une transposition du concert européen d’il y a deux cents ans, mais sans européen – qui n’a plus, disait-il à l’époque, que des intérêts régionaux. Depuis 1972, l’interaction entre Etats-Unis et Chine aura été sa première préoccupation. De son devenir dépend le jugement dernier sur son œuvre. Pékin a été la première capitale à réagir à sa disparition, estimant avoir perdu son meilleur avocat sur la scène internationale. C’est à l’aune des relations sino-américaines que le Dr. Kissinger entend être jugé par l’Histoire. Or il n’a cessé d’être rattrapé par ce qu’il a toujours considéré assez péjorativement comme des « troubles régionaux » (disturbances) qui selon lui doivent pouvoir être gérés dans le cadre d’une « stratégie globale ». Il aura lui-même cédé à ce qu’il qualifiait de tare typiquement américaine : ne pas connaître le sens du tragique, qui l’aura pourtant hanté depuis sa jeunesse en Allemagne nazie.

Dominique DECHERF

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