La bourse et la vie

Fév 18, 1987 | Economie politique

Jacques Le Goff : La bourse et la vie

Longtemps, l’usurier eût à choisir entre sa bourse et la vie éternelle. L’invention du purgatoire lui permit d’échapper à ce dilemme.

Les mécanismes financiers du capitalisme nous paraissent aujourd’hui « naturels », c’est-à-dire spontanément issus du jeu des nécessités économiques. Cette vision naïvement réductrice, tant libérale que bas-marxiste, se trouve réfutée par Jacques Le Goff dans la remarquable étude qu’il a consacrée à la question de l’usure.

On a oublié l’ancienne malédiction qui pesait sur celle-ci et sur ceux qui la pratiquaient non seulement Juifs et Lombards, mais aussi Chrétiens violant les principes de leur communauté et les règles d’une économie fondée sur la réciprocité. Inscrite dans une économie toute différente de la nôtre, l’économie médiévale est soumise au principe de justice – justice de Dieu, justice du Roi, juste prix sur le marché, juste salaire… L’échange des biens n’est pas destiné à « maximiser » le profit, mais à favoriser les relations entre des hommes préoccupés de leur salut. Or c’est ici que se noue le drame de l’usurier chrétien : appuyée sur les textes bibliques et sur les décisions conciliaires, l’Eglise voue le mauvais prêteur à l’enfer. Pourquoi ?

La prohibition de l’usure n’est pas un tabou irrationnel ou une marque de mépris à l’égard de l’argent, mais une conséquence rigoureuse de la théologie chrétienne : l’argent est fait pour acquérir un bien ou pour en disposer, c’est un instrument de l’échange, qui est dépensé au cours de celui-ci. Le scandale de l’usure, c’est qu’elle permet à l’argent de se multiplier sans qu’il y ait travail de la nature et de l’homme ; oubliant qu’il doit gagner son pain à la sueur de son front, l’usurier se contente de vendre du temps, qui n’appartient qu’à Dieu. Point étonnant que, du fait de cet attentat métaphysique, l’usurier soit voué à l’enfer. Dante décrira ces damnés et, en notre· siècle, Ezra Pound reprendra dans ses Cantos l’ancienne dénonciation de l’usure « contra naturam ».

Comment l’usurier parvient-il à échapper à cette malédiction ? Dans la pratique, en conservant le sens de la mesure. L’Eglise, qui n’a jamais interdit le prêt à intérêt, se borne à jouer un rôle modérateur en ce domaine et reconnaît les cas, de plus en plus nombreux, où la prise d’intérêt est acceptable (retard dans le remboursement, perte d’un profit supérieur, rémunération d’un travail, et lorsque le prêteur prend des risques). Mais c’est surtout la naissance du purgatoire qui permet à l’usurier d’acquérir un nouveau statut social et de trouver la paix de l’âme. Le purgatoire est en effet la promesse différée du paradis et l’usurier qui y entre, pour un temps plus ou moins long, n’est plus cet homme condamné pour ses activités financières aux tourments infinis.

Délivrés de la peur de l’enfer, les usuriers peuvent à la fois avoir la bourse et la vie éternelle. Ainsi, à son origine, le capitalisme n’est pas le produit des forces matérielles, mais le fruit d’une transformation dans la théologie. L’histoire économique est à refaire.

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Jacques Le Goff, La bourse et la vie, Textes du XXème siècle. Hachette, 1986.

Article publié dans le numéro 465 de « Royaliste » – 18 février 1987.

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