La classe politique en procès

Oct 31, 1984 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

« On est envahi de superlatifs. On étouffe de superlatifs » disait Henri Michaux. La politique n’échappe ni à cette invasion, ni à cet étouffement. Le fait n’est pas nouveau puisqu’elle est, depuis toujours, le terrain d’élection de la démesure. Mais il semble que nous soyons aujourd’hui dans une situation telle que l’excès n’est plus la promesse d’une grande aventure, l’aliment d’un espoir temporel. Nous devinons que cette façon de vivre superlativement, comme disait le poète disparu, est la manifestation d’une angoisse. Si les hommes politiques, comme beaucoup d’autres, s’agitent tant, s’ils utilisent si volontiers la violence verbale, c’est qu’ils entendent cacher le très ordinaire, le médiocre ou le nul, plus encore que leur appétit de pouvoir. A la longue, cette agitation est devenue suspecte, et il ne faut pas s’étonner que la classe politique dans son ensemble soit largement rejetée (1).

LE PROCES DES « POLITIQUES »

Celle-ci ne saurait se rassurer en évoquant la méfiance traditionnelle à l’égard des politiciens, et le caractère endémique des manifestations de mauvaise humeur. Le rejet actuel de la politique est d’une autre nature que l’antiparlementarisme classique, intégré et dépassé par la Vème République. Jusqu’à ces dernières années, une partie au moins de la classe politique pouvait donner à espérer : le Parti communiste avant et après la guerre, puis le gaullisme et le socialisme, socialisme. Le départ du général de Gaulle, l’effondrement de l’espérance révolutionnaire, les échecs de la droite libérale et les déceptions provoquées par l’expérience socialiste ont créé un vide que les hommes politiques ne sont pas toujours en mesure de combler. Reste ce qui était autrefois masqué par les promesses et les théories : la confiscation de la parole par les professionnels de la politique, et la dégradation de cette parole en langue de bois ; le quasi-monopole exercé par la « bande des quatre » et la réduction de la politique à un spectacle. Même la compétence – ultime argument de la droite lorsque l’anticommunisme ne paie plus – apparaît aujourd’hui comme illusoire. De l’affaire des avions renifleurs à celle de l’emprunt Giscard, qui a rapporté 6, 5 milliards à l’Etat et lui en coûtera une centaine, force est de constater la légèreté, pour ne pas dire plus, de ceux qui se présentaient comme les meilleurs et les plus sages.

Des années durant, nous avons dénoncé cette politique du mépris, du mensonge et de l’illusion, au risque de nous faire taxer de « poujadisme ». Loin de toute démagogie, nous voulions au contraire attirer l’attention sur les risques que les partis prenaient et faisaient courir au pays : risque d’une confusion entre la politique et son spectacle, entraînant la condamnation de l’un comme de l’autre ; risque d’une contestation extrémiste de la volonté hégémonique des « quatre ». Nous y voici. Une situation nouvelle est en train de se créer, paradoxale et inquiétante. Le rejet de la classe politique est devenu un phénomène politique, et la revendication d’ouverture et de dialogue a été récupérée par l’extrême-droite, puis transformée en discours intolérant et odieux.

DECRISPATION ?

Nous « l’avions bien dit », mais qu’importe. Et, bien sûr, nous ne hurlerons pas avec les loups. Nous redoutons les passions xénophobes et le fanatisme que peut engendrer le mythe du « retour aux vraies valeurs » pour pactiser, ne serait-ce qu’un instant, avec ceux qui exploitent les désillusions et les rancœurs. Mais que faire ? Comme toutes les autres organisations, les partis politiques ont une tendance spontanée à se rassurer, puis à continuer comme si de rien n’était. Au moment même où « Le Monde » publiait son enquête sur le rejet de la politique, M. Bernard Pons dénonçait comme « collaborateurs » quelque uns des membres de son parti. Quelques semaines plus tard, alors que des sondages significatifs étaient encore publiés, M. Jospin faisait lui aussi de lourdes allusions au pétainisme et à la collaboration pour mieux accabler la droite. Ces deux petites phrases ont annulé les efforts de ceux qui, à droite comme à gauche, annonçaient un autre langage et une attitude désormais décrispée.

Hélas ! Dans le jeu politique actuel, et dans celui-ci seulement, ce sont MM. Pons et Jospin qui ont raison. Froidement réalistes, ils savent que leur parti ne peut pas gagner s’ils ne se soumettent pas à la logique de la rivalité. Quand les projets deviennent trop flous, quand les hommes et les organisations se ressemblent trop, il faut rétablir, par les slogans et les insultes, l’indispensable différence. Patriotes sincères, citoyens respectables, MM. Pons et Jospin continueront de s’accuser des pires perversions et de dénoncer comme traîtres ceux qui, dans leur camp, ne respectent pas la loi de la bipolarisation. D’excès en outrance, le rejet de la politique se fera plus massif, et la démagogie anti-politicienne s’en trouvera facilitée.

Face à cette situation aussi ridicule que dangereuse, les exhortations morales ne sont d’aucune utilité. Contre les effets pervers de la communication politique, rien ne sert de proposer une communication meilleure, des relations plus cordiales et une trêve des ambitions. Il faut dire, au contraire, que la rivalité des hommes et des appareils est dans l’ordre des choses, comme le conflit des intérêts ; que cette rivalité entraîne nécessairement la violence, au moins verbale, et que le désir de puissance ne saurait être extirpé. Nul fatalisme dans ce constat. L’objet de la politique n’est pas de rendre les hommes vertueux, mais de poser des limites à leurs rivalités dans le souci du bien commun. Cette idée simple suppose que le pouvoir ne soit pas exercé n’importe comment. Il s’agit, d’abord, de placer le chef de l’Etat hors du champ des rivalités, ce qui est leur apporter une limite essentielle. Il faut, ensuite, que ce pouvoir soit en mesure de devenir un « dénominateur commun » selon l’expression du comte de Paris. Que la société ait une référence commune, qu’elle puisse se reconnaître dans le pouvoir sans s’y aliéner – ce qui est le propre des monarchies anciennes et modernes – et l’alternance pourra paisiblement jouer. De cette médiation nécessaire, de celui qui la ferait exister, un nouveau langage pourrait naître, et une nouvelle manière de se comporter. En faisant ce choix, la classe politique ne perdrait rien de son utilité. Il y a fort à parier qu’elle gagnerait en prestige.

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(1)    Cf l’enquête Sofres publiée dans « Le Monde » du 6 septembre.

Editorial du numéro 413 de « Royaliste » – 31 octobre 1984

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