Professeur de droit public et constitutionnel, Lauréline Fontaine avait publié en 2023 une Anatomie du Conseil constitutionnel (Editions Amsterdam) qui a bousculé nombre d’idées reçues. Beaucoup plus ambitieux, son nouvel essai (1) propose une déconstruction méthodique de la Constitution en tant que telle.
Depuis ses premières mises en forme dans l’Angleterre du XVIIe siècle, la Constitution s’est universalisée. A quelques exceptions près, tous les Etats du monde se sont donné un texte fondamental, qui recouvre bien entendu des pratiques différentes, voire antinomiques, de l’organisation des pouvoirs. Tous ces textes se réfèrent à un corps de principes et proclament des droits. La Constitution chinoise ne fait pas exception, dans son ambition de construire un “Etat de droit socialiste”…
Lauréline Fontaine, qui a étudié tous les textes constitutionnels, ne se réjouit pas du succès mondial de la discipline qu’elle enseigne. A ses yeux, le constitutionnalisme serait une forme d’aliénation quasi-religieuse, focalisée sur un “fétiche social” qui masquerait la domination économique et la violence coloniale. Le constitutionnalisme a pris son essor en même temps que le libéralisme économique, il a été “le prête-nom des intérêts économiques qui animaient les premiers constituants, et sa diffusion à travers le monde en a fait un principe infiniment plus vénal que social”. L’argumentation, très solidement étayée, est incontestable sur nombre de points et il faut bien entendu reconnaître que les institutions britanniques et françaises, libérales puis démocratiques, ont permis l’exploitation de colonies et de main d’œuvre esclavagisée.
Ces critiques conduisent à une remise en question de l’Etat de droit, qui serait en toutes occasion instrumentalisé par le pouvoir politique, assigné aux fins de ses détenteurs. La frontière entre le constitutionnalisme libéral et sa déviation illibérale serait donc illusoire, les normes communes étant rédigées par les intérêts privés. En somme, la démocratie serait un “leurre”. Lauréline Fontaine affirme au début de son livre que “Les constitutions ne sont pas l’expression d’un peuple recouvrant un pouvoir perdu, mais celle d’une mise à distance réglée du peuple vis-à-vis du pouvoir et de son exercice”. Et elle souligne dans les dernières pages que les textes constitutionnels ont été écrits par de petits groupes d’hommes – jamais de femmes – affirmant agir au nom du peuple alors que les institutions et les élections sont conçues pour assurer une représentation élitiste. D’où la dernière phrase du livre, qui ouvre un débat qu’on n’attendait pas : “L’acte d’écriture du pouvoir, salué par notre civilisation, n’était peut-être pas autre chose qu’une folie”.
Lauréline Fontaine fait-elle écho à la critique de la démocratie bourgeoise par le marxisme standard qui faisait écho, dans nos jeunes années, à la dénonciation des “faux dogmes de 1789” ? Pour ceux qui comme nous ont vécu la redécouverte du libéralisme politique et participé aux discussions sur l’état de droit, la mise en cause de toute écriture du pouvoir résonne étrangement.
Ces impressions et souvenirs ne sauraient cependant réduire l’intérêt soulevé par cette savante provocation, qui touche juste en deux points : la facticité actuelle de nos principes constitutionnels, et tout particulièrement du Préambule de 1946, réduits à l’état d’ornements stylistiques des pratiques néolibérales ; l’imposture des traités européens, constitutionnalisés contre notre volonté pour rendre intangibles les règles qui assurent la défense et la promotion du capitalisme financier. Je ne reprends pas ces deux critiques, familières aux lecteurs de Royaliste, pour me concentrer sur les aspects problématiques de la réflexion de Lauréline Fontaine.
Le premier problème concerne le pouvoir politique, mis à distance du peuple par le système constitutionnel. J’y vois l’écho du passionnant débat qui s’était déroulé il y a une quarantaine d’années autour du concept d’auto-organisation (2). Même dans notre société moderne qui exclut la transcendance religieuse, la collectivité politique ne peut réaliser la pleine autonomie qui lui permettrait de se gouverner elle-même. Dans les partis politiques comme dans les Etats, la fiction unanimiste engendre une logique totalitaire par laquelle le chef tyrannique broie la société par le moyen du Parti et de l’idéologie.
Loin de se satisfaire à elle-même, la société démocratique trouve en son sein le moyen d’engendrer sa transcendance. Cet autre qu’elle-même qui n’est pas absolument autre, c’est l’institution étatique sous les différentes formes que la société lui donne. La mise à distance de l’institution n’est pas l’insupportable échec de la société démocratique auquel il faudrait tenter de remédier, mais la condition première de l’existence du démos.
A l’autonomie conçue comme clôture, il faut préférer, selon l’expérience commune, une autonomie toujours assez ouverte pour accueillir la complexité du monde.
Il y a d’ailleurs une transcendance du discours théologique et du discours philosophique, qui ne s’appuie pas nécessairement sur des croyances religieuses mais qui continue d’éclairer les enjeux actuels. Ce point de vue est aujourd’hui méprisé par les élites, mais il nous paraît impossible de réfléchir et d’agir en politique sans le concours de la Thora, des Evangiles, d’Aristote, de Cicéron, de Shakespeare, de Jean Bodin… Le constitutionnalisme abrite ses anciens héritages et leurs fructueuses contradictions – pensons au concept de République, que la seule pensée moderne ne permet pas d’expliciter.
Aux legs intellectuels, il faut bien sûr ajouter le mouvement de l’histoire. Lorsqu’elle s’est inscrite dans le cours ordinaire des choses, une Constitution peut être utilisée pour masquer l’emprise des dominants mais le coup d’envoi constitutionnel est généralement politique, en vue de la réponse précise à une question d’intérêt général. La Constitution de 1791 répond à l’exigence de Représentation, défaillante sous l’Ancien Régime. Les lois de 1875 tentent de synthétiser les acquis de la Restauration et de la Monarchie de Juillet – le parlementarisme – et de la Révolution de 1848 – le suffrage universel masculin – dans un régime équilibré initialement conçu comme une monarchie parlementaire. La Constitution de 1946 et son Préambule veulent instituer, contre tout totalitarisme, un socialisme démocratique. Celle de 1958 est faite pour restaurer l’autorité de l’Etat, dans une situation de guerre civile. La Constitution italienne est inspirée par l’antifascisme et celles de l’Est européen marquent le retour à la démocratie libérale. L’essentiel étant établi ou rétabli, les textes constitutionnels ont connu des évolutions heureuses ou malheureuses – j’ai vu comment la contrainte néolibérale a ruiné le mouvement de libération des peuples après la chute du Mur de Berlin…
Aux forces profondes qui font surgir les Constitutions, s’ajoutent les invariants qui donnent vie aux textes. Le constitutionnalisme rudement déconstruit par Lauréline Fontaine s’effrite de lui-même et perd son sens s’il n’est pas inscrit dans une symbolique du pouvoir qui conforte la légitimité démocratique. Au-delà de la Constitution, il faut que l’unité s’incarne et donne la juste mesure des différents modes de souveraineté. Le rôle des royalistes est de souligner la nécessité d’une légitimité instituée selon l’ordre constitutionnel et garante de la démocratie – par exemple face à une tentative de coup d’Etat – mais ils ne sont pas les seuls à mener cette réflexion. Cité par Alain Supiot (3), l’anthropologue Louis Dumont écrit que “L’essence de la vie humaine n’est pas la lutte de tous contre tous, et la théorie politique ne peut pas être une théorie du pouvoir, mais une théorie de l’autorité légitime”.
Nous tentons d’apporter une contribution pertinente à cette théorie de l’autorité légitime tout en plaidant pour un rééquilibrage de notre Constitution selon le principe d’arbitrage, sans négliger ce qui est en deçà : la Constitution administrative mise en lumière par Arnaud Teyssier, la Constitution économique enseignée après-guerre mais aussi l’ensemble de notre système de médiations formé par les partis, les syndicats, les collectivités décentralisées. Cela fonctionne plus ou moins bien mais il faudrait éviter toute destruction de médiations – donc de liens sociaux – qui ne se ferait pas au profit de relations plus solides entre les citoyens. J’ajoute que nous n’avons pas, en Europe, le monopole de la complexité : au Niger, j’avais observé il y a quelques années la coexistence positive d’un ordre constitutionnel moderne et des autorités traditionnelles formées par les sultanats et les chefs de canton.
Les déclarations de principes ne sauraient être remises en question au motif qu’elles sont trop souvent violées. Sans oublier qu’elles prennent sens dans le système de médiations politiques du pays qui les a formulées, ces déclarations solennelles sont des instances d’appel pour les citoyens. Invoquer la Déclaration de 1789 face aux atteintes à la séparation des pouvoirs et le Préambule de 1946 contre la dérive oligarchique n’est pas un acte gratuit : il y a toujours une visée de mobilisation d’électeurs et de manifestants pour faire reculer l’arbitraire et demander justice, selon l’exigence inscrite dans la plupart des constitutions de la planète. Et puis, comment oublier, dans un journal d’opinion tel que le nôtre, que la Liberté réputée “abstraite” et inopérante est la source des libertés publiques inscrites dans les lois qui protègent notre existence ?
Dernière remarque, non la moindre. Il est vrai qu’un texte constitutionnel issu d’une révolution peut subir une lecture conservatrice ou réactionnaire mais nos Constitutions réputées bourgeoises ont permis ou favorisé des révolutions économiques, sociales et diplomatiques : la IIIe République, c’est aussi le Front populaire ; la IVe République, c’est aussi la planification économique, les nationalisations et la Sécurité sociale ; la Ve République, c’est aussi la révolution gaullienne dans la politique étrangère et l’esquisse après 1968 d’un profond changement social…
L’écriture et la réécriture des textes constitutionnels sont des tâches indispensables mais le constitutionnalisme est à concevoir et à vivre comme une modalité du Politique, que nous n’aurons jamais fini d’expliciter.
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1/ Lauréline Fontaine, La Constitution au XXIe siècle, Histoire d’un fétiche social, Editions Amsterdam, décembre 2024.
2/ Colloque de Cerisy, L’auto-organisation, De la physique au politique, Sous la direction de Paul Dumouchel et de Jean-Pierre Dupuy, Le Seuil, avril 1983. Voir aussi : Jean-Pierre Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Logique des phénomènes collectifs, Editions Ellipse/Ecole polytechnique, mars 1992.
3/ Alain Supiot, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Le Seuil, février 2005.
Article publié dans le numéro 1302 de « Royaliste » – 31 mai 2025
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