« Un diplomate est toujours fin et pénétrant ». Gustave Flaubert ne semble pas si bien dire avec le sens de l’ironie qui le caractérise souvent. Il arrive parfois aux diplomates et, pire encore, à leurs mandants politiques, de faire agréablement fausse route. L’Histoire ne serait-elle qu’un éternel recommencement ? Le temps béni de la fin de l’Histoire chère à Francis Fukuyama paraît bien lointain, presqu’irréel dans la troisième décennie du XXIe siècle. Les masques sont tombés. Le monde des bisounours est révolu. Finies les rêveries d’un Occident solitaire ! Bienvenue dans le monde du réel avec tous ses imprévus. Chaque jour qui passe, nous apporte son lot de surprises, plus souvent mauvaises que bonnes, pour un Occident sûr et dominateur qui n’en finit pas de ravaler son chapeau. Les récentes évolutions en Syrie et en Ukraine tendraient à le démontrer. À la fin de l’Histoire fait place, tout naturellement, le retour de l’Histoire. Dans le même temps, la fin de l’arrogance s’accompagne, bon gré mal gré, d’un timide retour de l’humilité.
DE LA FIN DE L’HISTOIRE AU RETOUR DE L’HISTOIRE
Au monde figé que nous promettaient certains oracles occidentaux, fait suite un monde en total bouleversement. Un monde imprévisible qu’ils peinent à appréhender dans toute sa complexité et dans toute sa diversité. Ces bons apôtres et autres bons samaritains éprouvent une difficulté certaine à changer de logiciel alors que le bon sens les y pousse. Enkystés dans l’ancienne pensée, ils refusent de voir ce qu’ils voient mais, pire encore, de dire ce qui leur saute aux yeux. L’inertie de la pensée est le pire mal qui puisse frapper un dirigeant, un diplomate, un journaliste, un chercheur en relations internationales qui ausculte le patient monde d’aujourd’hui, constate ses spasmes. Hubert Védrine rappelle que, si le diagnostic est faux, il y a de fortes chances que le remède soit inadapté au mal. Et, le diagnostic s’avère souvent erroné. Parfois, le remède est devenu la cause du mal. Les exemples de cette cécité occidentale ne manquent pas : mantra de la mondialisation heureuse ; l’exportation de la démocratie aux quatre coins de la planète ; triomphe de l’universalisme des droits de l’homme ; affaiblissement inévitable de la Chine et de la Russie ; recueil des « dividendes de la paix » ; fin de l’Histoire, de la géographie, des États, des nations, des frontières, des particularismes locaux …
En un mot la victoire par KO de l’Occident contre l’obscurantisme mondial, contre les dictatures, les démocratures et les démocraties illibérales. L’ivresse des sommets. Les recettes de l’échec. Crises et châtiments. Le résultat de cet aveuglement est patent. Rien de tout cela ne s’est passé au grand dam de nos Candide. L’arrogance de l’Ouest ressoude la vieille alliance sino-russe et contribue à faire émerger un « Sud Global ». Ces deux entités ne rêvent que de remodeler la gouvernance mondiale jugée trop « occidentalo-centrée ». Une nouvelle ère stratégique s’ouvre qui rompt avec la précédente. En a-t-on pris conscience ? Rien n’est moins sûr. La diplomatie de gribouille paie, souvent intérêt et principal, ses errements, son arrogance en se condamnant à l’impuissance. N’est-ce pas le cas d’un Occident déboussolé, sans stratégie de long terme cohérente, incapable de tirer les leçons de ses erreurs passées ? « Errare humanum est, perseverare diabolicum ».
DE LA FIN DE L’ARROGANCE AU RETOUR DE L’HUMILITÉ ?
Deux exemples tirés de l’actualité constituent des cas d’école de l’aveuglement occidental et de son incapacité à comprendre le monde. Ils devraient être enseignés dans les instituts diplomatiques et être repris dans une future édition de « La diplomatie pour les nuls » rédigée à l’intention de nos dirigeants politiques et à tous ceux qui aspirent à occuper le bureau de Vergennes.
Dès le début du conflit, l’Occident donne le la à la bien-pensance. L’Ukraine, authentique démocratie, pays agressé, doit l’emporter et l’emportera rapidement sur la Russie, dictature implacable, pays agresseur. Aucune critique de ce raisonnement, relevant plus de la morale que de l’analyse stratégique, n’est tolérée. Or, deux ans après le début « l’opération militaire spéciale », la Russie semble l’emporter face à une Ukraine à bout de souffle[1]. Le terme de négociation, assimilé à celui d’un remake de Munich par l’Occident, l’OTAN, l’Union européenne, n’est plus tabou. Même si ces derniers refusent tout diktat de Moscou, sont-ils en mesure de peser efficacement pour parvenir à cet objectif à la table de négociation si tant est qu’ils aient leur mot à dire, à l’exception de Donald Trump après le 20 janvier 2025 ? Et, les Occidentaux sont confrontés à une nouvelle, énième surprise stratégique. Sauront-ils tirer les leçons géopolitiques de la défaite de l’Ukraine, anticiper le futur ? Rien n’est moins sûr. Le constat du réel sur le terrain signe la fin de l’arrogance occidentale et, peut-être, le début d’une forme d’humilité.
Après avoir applaudi de manière pavlovienne à la chute de Bachar Al-Assad, les Occidentaux sont contraints de se poser les questions qui fâchent comme celle des risques de fragmentation de la Syrie et de partition du pays entre factions locales[2], de la pression turque et de l’occupation israélienne ; des promesses des nouveaux dirigeants (en particulier sur le statut des femmes, la protection des minorités, la lutte contre l’EI …). Obnubilés, depuis le 7 octobre 2023, par des questions juridiques (qualification de crimes de guerre, de génocide, exécution des mandats d’arrêt de la CPI…), ils oublient de regarder l’échiquier politique dans la région (affaiblissement du régime syrien, montée en puissance des groupes rebelles avec l’aide de la Turquie, effacement de la Russie et de l’Iran …) dont les pièces sont durablement déplacées. Les Occidentaux sont confrontés à une nouvelle, énième surprise stratégique. Sauront-ils tirer les leçons géopolitiques de la chute de Bachar Al-Assad, anticiper le futur ? Rien n’est moins sûr. Le constat du réel sur le terrain signe la fin de l’arrogance occidentale et, peut-être, le début d’une forme d’humilité.
LES SOMNAMBULES
Les intérêts transigent toujours, les passions ne transigent jamais » (Alain). Aveuglés par leur approche morale de la géopolitique, les Occidentaux enregistrent un nouvel échec sur deux zones de conflit de la planète : Ukraine et Proche-Orient. Ils refusent de prendre en compte le fait que nous évoluons dans un monde dangereux dont la grammaire est complexe et nécessite de penser, avec humilité, contre soi-même. Tels sont les derniers avatars de La défaite de l’Occident[3] alors que l’accélération de l’Histoire prend une tournure vertigineuse. Au crépuscule des illusions, la tristesse est amère et la solitude vertigineuse. Comme le souligne Jean-Jacques Rousseau : « La raison, le jugement viennent lentement, les préjugés accourent en foule ». Avec une constance dans l’erreur qui force le respect, les Occidentaux inaugurent une nouvelle forme de diplomatie, celle du boomerang. Celle de l’arrogance qui vous revient à la figure lorsque vous vous y attendez le moins. Celle qui signe la défaite de l’Occident au XXIe siècle !
Jean DASPRY
(Pseudonyme d’un haut fonctionnaire, Docteur en sciences politiques
Les opinions exprimées ici n’engagent que leur auteur
[1] Jean Daspry, Ukraine : évolution sémantique, révolution diplomatique !, www.bertrand-renouvin.fr , 10 décembre 2024.
[2] Treize ans de guerre civile syrienne, Le Monde, 15-16 décembre 2024, pp. 20-21.
[3] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024.
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