La drôle de paix “européenne”

Jan 4, 2022 | Union européenne

 

 

Faire l’Europe pour avoir la paix. Telle est la juste et belle ambition qu’on doit poursuivre sans relâche. Encore faut-il définir l’Europe et préciser les conditions de la paix souhaitable sur notre continent.

Car l’Europe est un continent. Seul de Gaulle l’avait envisagée comme un ensemble géopolitique composé de tous les Etats participant à son équilibre, avant que François Mitterrand ne reprenne l’idée sous la forme d’une Confédération européenne dont le projet fut trop vite abandonné.

Depuis 1945, ce qui se présente comme “l’Europe”, à l’Ouest du continent, n’est qu’un sous-ensemble tout à fait incapable d’assurer par lui-même la paix.

On cache souvent son impuissance sous de fiers slogans. Tel est le cas de celui qui affirme que “L’Europe, c’est la paix”. Comme réalité historique et comme promesse, c’est faux. Pendant la Guerre froide, ce ne sont pas les organes du Marché commun, de la Communauté économique européenne puis de l’Union européenne qui ont assuré la paix en Europe. Nul n’ignore que l’équilibre entre les grandes puissances a été maintenu par la dissuasion nucléaire et plus précisément par le potentiel de destruction massive dont disposaient les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l’Union soviétique et la France.

Les forces de l’Otan sous commandement américain offraient à l’Europe de l’Ouest un parapluie fragile puisque les Etats-Unis n’auraient pas mis en cause leur existence pour empêcher une très improbable offensive terrestre de l’Armée soviétique. Prête à toutes les éventualités mais pas à payer le prix d’un affrontement classique, la France, qui avait quitté le commandement intégré de l’Otan en 1966, considérait le territoire de la République fédérale d’Allemagne comme un glacis à portée de ses missiles nucléaires Pluton.

La paix des cimetières périphériques

L’effondrement de l’Union soviétique a fait passer à l’arrière-plan les débats sur la dissuasion nucléaire mais il n’est toujours pas possible de glorifier une “Europe” pacifique et pacifiante. Depuis trente ans, nous avons vu s’établir la paix des cimetières périphériques, par la faute de certains Etats membres de l’Union européenne.

Les principaux Etats de l’Union européenne portent une écrasante responsabilité dans l’éclatement sanglant de la Yougoslavie. C’est l’Allemagne, soutenue par le Vatican, qui reconnaît unilatéralement la Slovénie et la Croatie le 23 décembre 1991 et qui entraîne les Douze à la suivre sur ce chemin mortifère. La France aurait pu s’opposer à cette décision. Elle y renonce parce que, le 15 décembre en Conseil des ministres, François Mitterrand réaffirme sa conviction : il est plus important de préserver les promesses de Maastricht que de faire prévaloir la ligne française en Yougoslavie. Cela signifie que la Yougoslavie a été délibérément sacrifiée à l’amitié franco-allemande – alors qu’on voyait déjà Berlin mentir, manœuvrer et imposer sa volonté. Or la volonté allemande était de soutenir la Croatie, y compris par la fourniture d’armes, dans une guerre qui fut menée avec la même cruauté dans tous les camps.

La reconnaissance de la Slovénie et de la Croatie entraîna celle de la Bosnie-Herzégovine et l’extension du conflit, puis son internationalisation. On pleura sur Sarajevo en oubliant Mostar et des intellectuels parisiens réclamèrent au nom de “l’Europe” qu’on attaque la République fédérale de Yougoslavie, qui comprenait alors la Serbie, la Voïvodine, le Kosovo et le Monténégro. Leurs vœux furent réalisés en 1999 lorsque l’Otan, sous commandement américain, bombarda pendant 78 jours le territoire yougoslave, tuant des milliers de civils. La France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique… participèrent à cette opération militaire, au mépris de la Charte des Nations unies et des statuts de l’Otan, alliance théoriquement défensive…

Qu’on ne dise pas que les principaux Etats-membres de l’Union européenne menaient des guerres humanitaires et voulaient assurer le développement économique et la démocratie. “L’Europe” a protesté contre les nettoyages ethniques commis par les Serbes mais elle a laissé  les Croates chasser les 200 000 Serbes de la Krajina. “L’Europe” s’est indignée des massacres au Kosovo mais elle a favorisé les extrémistes albanophones de l’UCK qui ont commis maintes atrocités avant comme après leur arrivée au pouvoir à Pristina.

Ces guerres balkaniques, c’était au siècle dernier mais ce n’est pas de l’histoire ancienne. Les pays dévastés par la guerre subissent désormais l’indifférence des puissants. En Serbie, en Bosnie, au Kosovo, au Monténégro, on vit mal, très mal, si on ne participe pas aux réseaux affairistes. Alors on s’en va travailler ailleurs, en Allemagne de préférence, si l’on n’est pas trop vieux.

La petite Europe des supplétifs

Après avoir maltraité, pilonné puis abandonné ses périphéries, l’Europe de la paix s’en est allée servir de force supplétive aux guerres américaines en Irak et en Afghanistan. Il est vrai que pour le bombardement de la Libye, Nicolas Sarkozy et David Cameron furent dans le groupe de tête mais le bilan est aussi accablant qu’au Moyen Orient et en Asie centrale : des tombes, du chaos, la haine des occidentaux et, à Kaboul, le retour des Talibans.

Cette brève revue des inconséquences meurtrières du pacifisme européen ne saurait oublier l’Ukraine. C’est la Commission européenne qui a encouragé le gouvernement ukrainien dans sa quête d’intégration dans l’Union européenne, avant de lui proposer un simple accord d’association. Le gouvernement ukrainien ayant refusé de signer cet accord, les partis pro-européens alliés aux ultranationalistes sont descendus dans la rue en novembre 2013 avec le soutien de l’Allemagne, de la Pologne et des Etats-Unis. Le mouvement de Maïdan, l’éviction du président Ianoukovitch et la guerre du Donbass ont abouti, après les accords de Minsk et l’enlisement du conflit, à la situation que nous avons sous les yeux en ce début janvier : les Etats-Unis et la Russie discutent directement de la crise ukrainienne sans que “l’Europe de la paix” soit conviée à la table des négociations. Il est vrai que l’Union européenne s’est totalement soumise à l’Otan et n’envisage pas d’en sortir. Ce qui permet de constater, une nouvelle fois, la vacuité des discours sur “l’Europe-puissance” et sur la “souveraineté européenne”.

Trente ans après l’effondrement de l’Union soviétique, nous devrions prendre conscience de toutes les occasions perdues. Après la dissolution du Pacte de Varsovie, la France aurait dû exiger le retrait des forces américaines installées en Europe et proposer un traité de sécurité collective pour l’ensemble du continent, tout en faisant avancer son projet de Confédération européenne. De droite ou de gauche, nos gouvernements ont préféré cultiver le mythe du “couple franco-allemand” et laisser faire les Etats-Unis après le sursaut de 2003 puis revenir dans le commandement intégré de l’Otan. Ils ne nous offrent pas la paix mais la soumission aux forces belliqueuses qu’ils ont renoncé à maîtriser.

***

Article publié le 4 janvier 2022 sur le site de Marianne

 

 

 

 

Partagez

0 commentaires