La fabrique de la nation

Nov 28, 2003 | Res Publica

Les nations ne sont ni naturelles, ni éternelles. Elles n’ont pas de date de naissance indiscutable et leur mort n’exclut pas une renaissance. La définition même de la nation est problématique et son identité incertaine. Quant à la France, la tendance générale est de regarder cette collectivité comme une construction juridique et historique en permanente transformation. Mais notre droit politique est mis à l’épreuve des réformes et des révolutions, notre regard sur le passé se transforme en fonction des enjeux du présent. D’où l’importance des débats historiographiques, magistralement soulignée par Claude Nicolet.

A quoi bon l’historiographie ? Le mot impressionne et beaucoup l’associent à d’ennuyeuses disputes académiques. On brise net le préjugé en disant que l’historiographe fait « l’histoire de l’histoire ».Cela suppose le rejet de la conception naïve d’une vérité définie comme un bloc de certitudes auquel chaque historien viendrait ajouter sa pierre. Il y a bien des acquis scientifiques mais un historien est lui-même pris dans la temporalité historique : les enjeux collectif du présent et la vision individuelle de l’avenir modifient la nature des questions posées sur le passé et le sens de réponses qui concernent l’ensemble de la collectivité.

Ainsi les travaux sur la conception française de la nationalité ont été pour partie suscités par les polémiques sur l’immigration. Il est non moins significatif que plusieurs historiens soient en train d’étudier la manière dont les grands historiens du passé – par exemple Tocqueville – ont évoqué et interprété l’histoire de la nation française. Là encore, il y a aujourd’hui tentative de réponse à l’interrogation angoissée de nombreux citoyens pour qui la question principale n’est plus comme il y a vingt ans celle de l’identité de la nation française existante : c’est l’existence même d’une France risquant de disparaître dans l’entité européenne et dans les flux mondialisés qui paraît être en jeu.

Ainsi les histoires de l’histoire se transforment immédiatement en matériau historiographique exposés à l’examen critique et à la mise en perspective. Claude Nicolet n’échappe pas à cette logique. Ceux qui nous lisent depuis une quinzaine d’années se souviennent des polémiques qui, dans les colonnes de Royaliste, aux Mercredis de la NAR et à la radio, m’ont opposé à l’auteur de « L’idée républicaine en France ». Ces échanges ont permis de balayer de fausses antinomies. Elle ne nous ont jamais empêchés de considérer Claude Nicolet comme un maître – qui vient de publier sur les historiens de la « nation France » un livre attendu et inattendu (1).

C’est sans surprise que l’on voit l’auteur du « Métier de citoyen dans la Rome républicaine », fidèle à la tradition radicale-socialiste, ami et proche collaborateur de Pierre Mendès France, s’intéresser à la manière dont notre nation, marquée par Rome et costumée à l’antique pendant la Révolution française, s’est racontée sa propre histoire peu avant et surtout après 1789.

La cohérence de la réflexion de l’historien et du citoyen engagé est indéniable, mais le travail savant lui donne une complexité qui étonnera maints lecteurs. Le livre de Claude Nicolet n’est pas un monument à la gloire des « républicains de collège » qui peuplaient les assemblées révolutionnaires. Ce républicain républicaniste ne fait pas naître la nation française en 1789 : il est attentif à l’ensemble de l’histoire de la nation française, à la part prise par l’Etat royal dans la construction collective, à l’importance de ce qui nous a été transmis à travers ou malgré la Révolution française – plus exactement malgré la volonté de rupture exprimée par certains révolutionnaires.

Ce laïc ne néglige pas le génie du christianisme et indique la part prise au 19ème siècle par les grands historiens protestants (François Guizot, Camille Jullian…) dans la « fabrique de la nation ». Preuve, soit dit en passant, que la foi religieuse et les persécutions passées ne déterminent pas nécessairement une conception de l’histoire et une conviction politique : Guizot est un partisan de la monarchie parlementaire dont il fait la théorie et qu’il pratique comme ministre de Louis-Philippe…

Un examen tout à fait neutre est cependant impossible. L’ancien directeur de l’Ecole française de Rome se concentre sur l’obsession romaine des Français et réduit délibérément la part de nos sources helléniques. Selon lui, Pierre Vidal-Naquet aurait été victime, entre autres, « de son amour du grec » et aurait succombé, comme ses élèves, au « mirage grec ». Comme si les Français, et tant d’autres européens, ne pensaient pas selon les catégories grecques ! Comme si la fabrication de la nation et le « travail de l’égalité » étaient possibles sans le concept grec d’isonomie (2)…

Je me contente de souligner ce point tout en reconnaissant que la lecture de Claude Nicolet me conduit à réévaluer l’apport romain. Mais que de complexités ! Il y a plusieurs Rome dans la Rome antique et de multiples manières d’intégrer son héritage dans la construction française. Par exemple, les fameux « républicains de collège » de la fin du 18ème siècle invoquaient volontiers les héros antiques dans leurs discours mais ils s’inspiraient de Genève, de la Suisse, de l’Amérique lorsqu’il s’agissait de légiférer ; d’autres, comme Volney, dénonçaient en 1795 le caractère oligarchique de la « prétendue république » romaine.

Ces républicanistes qui avaient foi dans le progrès de l’esprit humain exalté par Condorcet ne croyaient donc pas beaucoup à leurs mythes. Mais nous aurions tort de nous en moquer car tous les régimes politiques français se sont parés de belles légendes. La monarchie des premiers temps a eu son mythe troyen qui fait descendre les rois français des rescapés du fameux siège – un neveu de Priam, le héros Anténor – qui auraient fondé en Pannonie la ville de Sicambria (3).

Le 19ème siècledisputa longuement du « césarisme » après le Deux Décembre et Napoléon III écrivit une Vie de Jules César que Claude Nicolet juge solidement étayée. C’est à cette même époque qu’on glorifia Charlemagne. La 3ème République eut quant à elle son mythe gaulois qui se nourrissait des travaux sérieux et nuancés de Camille Jullian sur l’histoire de la Gaule tandis que fleurissaient les divagations celtisantes – toujours porteuses d’ethnisme. Tout cela figurait encore dans les manuels de la 4ème République : « nos ancêtres les Gaulois » et « l’Empereur à la barbe fleurie » constituaient une part du légendaire national qu’il fallait apprendre par cœur.

Pourquoi consacrer tant de pages savantes à notre folklore national ?

Les historiographes nous font découvrir d’excellents historiens oubliés (il faut lire les pages admirables que Camille Jullian consacre à la nation française et, aussi, à la nation allemande) et de lire ceux qui ont été réduits un seul ouvrage : par exemple Fustel de Coulanges, qui n’écrivit pas seulement La Cité antique (1863) mais une remarquable Histoire des institutions politiques de l’ancienne France (1871-1891).

Nos contes et légendes nous rappellent aussi que les nations jeunes ou anciennes ont toujours le souci de s’inscrire dans la longue durée pour mieux établir leur singularité dans le mouvement universel de l’histoire. Sila matière originelle manque, on la fabrique ; et les pittoresques inventions donnent de l’assurance à ceux qui sont en train de faire l’histoire – de créer des nouvelles réalités collectives.

Il faut en effet remarquer que la fabrication d’un passé légendaire se réduit rarement à une tentative pathologique de retour à l’origine. Il s’agit généralement d’un travail sur une origine plus ou moins mythique – et d’autant moins originelle qu’on n’arrête pas de changer d’origine. Tantôt on fantasme sur les « racines » troyennes, gauloises, germaines, celtes ; tantôt on s’intéresse de manière beaucoup plus savante aux moments fondateurs de notre histoire. Ne croyons pas que la France « post-moderne » soit désormais à l’abri de ce type d’interrogation : les vaticinations racialistes de la Nouvelle droite en furent la preuve, et la liste impressionnante des ouvrages consacrés à Clovis a rendu manifeste le souci des héritages historiques.

A cet égard, le long débat sur les influences respectives de Rome et des Germains est décisif et c’est avec raison que Claude Nicolet le place au premier plan.

Blandine Kriegel nous avait expliqué les enjeux de cette dispute qui oppose aux alentours de 1730 le comte de Boulainvilliers et l’abbé Dubos. Avec le comte, les germanistes soutiennent que les droits de la noblesse et ses prétentions aristocratiques ont été établis par les conquérants francs – dont les nobles se disent issus. Avec l’abbé, les romanistes nient le non-droit d’une conquête fictive et donnent du royaume de France une définition historique et juridique héritée de l’Empire romain.

Claude Nicolet reprend l’ensemble du débat dramatisé par Montesquieu (un germaniste), souligne les finesses trop souvent négligées des thèses de Boulainvilliers tout en montrant la solidité des arguments romanistes qui ont été confirmés par les travaux de Fustel de Coulanges.

La victoire romaniste ne saurait faire oublier l’immense portée du débat dans le champ de la sociologie et dans l’idéologie moderne. Le schéma des dominants et des dominés tiré de Boulainvilliers engendre la première théorie de la lutte des classes (le tiers-état contre la noblesse) formulée par François Guizot et par Augustin Thierry – deux historiens libéraux du 19ème siècle envers lesquels Marx reconnaîtra sa dette. D’un interminable débat d’érudits sur les Germains et les Romains a surgi une nouvelle conception de la société et de l’histoire qui engendré de nouvelles confrontations (entre Bourgeois et Prolétaires) et bouleversé le cours du monde…

La monarchie, les deux empires et nos républiques successives ont toujours soutenu la recherche savante dans les Académies et à l’Université, non par générosité mais en raison de ses utilités politiques. La République (ses hommes d’Etat, ses diplomates, ses stratèges) ont toujours besoin de savants. Aujourd’hui, le milieu dirigeant méprise cette vérité et invoque la nécessité de faire des économies. Nous risquons de le payer cher.

***

(1) Claude Nicolet, La fabrique d’une nation, La France entre Rome et Germains, Perrin, 2003. 23 €.

(2) Cf. mon article dans la revue Cité :

(3) Cf. Colette Beaune, Naissance de la nation France, Gallimard,

Article publié dans le numéro 827 de « Royaliste » – 2003

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