Jacques Sapir a présenté son nouveau livre, La fin de l’ordre occidental ? (Editions Perspectives libres) lors d’une conférence donnée aux Mercredis de la Nouvelle Action royaliste le 20 novembre 2024. Je le remercie d’avoir bien voulu relire et corrigé le texte que j’ai tiré de cette conférence.
Le sommet des BRICS a eu lieu à Kazan du 22 au 24 octobre 2024. On y a beaucoup parlé d’alternatives à la gouvernance occidentale des économies mondiales, mais aussi au FMI et au dollar. Qu’en pensez-vous ?
Jacques Sapir : Ce qui semble aujourd’hui logique, voire évident, n’était pourtant pas inscrit dans la création des BRICS. La constitution de ce groupe de pays doit beaucoup aux aléas de la politique internationale, mais à la combinaison de rapports de forces à un moment donné. L’attraction des BRICS doit beaucoup au fait que, en vingt ans, le pouvoir économique de certains des pays-membres a augmenté : aujourd’hui, parmi les quatre principales puissances économiques du monde, trois font partie des BRICS : la Chine, l’Inde et la Russie si l’on calcule le PIB en PPA. C’est un changement dans l’ordre politique mais, je le répète, ce changement n’était pas inscrit comme projet initial. Il s’agissait alors d’abord de collaborer avec la gouvernance occidentale dans le domaine économique. On observe ensuite une dérive progressive vers un projet de contestation radicale puis d’alternative à la gouvernance occidentale. Il faut également s’interroger sur le moment du point de bascule et se demander s’il va y avoir le retour à une politique de blocs, ou si les BRICS finiront par attirer des pays du bloc occidental, ou de l’Occident global – expression qui montre bien qu’il ne s’agit pas d’un concept géographique puisqu’il inclut le Japon, l’Australie, la Corée du Sud, la Nouvelle Zélande.
Au point de départ, qu’est-ce que les BRICS ?
Jacques Sapir : L’idée a été lancée en 2001 par l’un des principaux analystes financiers de Goldman Sachs, James O’Neil, qui affirme que quatre pays doivent être pris ensemble – le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine – parce qu’ils ont le taux de croissance le plus élevé dans les marchés financiers émergents, ce qui n’inclut pas l’économie du pays. James O’Neil reconnaît très vite que la question principale n’est pas celle des marchés financiers, mais celle de l’économie, et que la notion d’émergence pose quelques problèmes. La Chine est-elle un pays émergent ? L’économie chinoise avait largement émergé à la fin du XXè siècle. L’Inde est plus nettement une économie émergente mais le Brésil n’est pas dans la même catégorie que l’Inde car sa logique de développement anticipe une puissance à venir. La Russie n’est pas non plus un pays émergent mais un ancien pays dominant qui se reconstruit par rapport au recul qu’a représenté la transition.
Il y a cependant des raisons qui permettent de mettre ces quatre pays dans un même bloc. Tous sont dans la contestation, non de l’ordre occidental, mais de l’ordre américain. C’est une évidence pour les autorités chinoises qui veulent mettre un terme définitif au “siècle de la honte” qui a commencé avec les guerres de l’opium. L’Inde n’en parle pas à l’extérieur mais elle n’a toujours pas digéré sa colonisation par les Britanniques. Le Brésil est un pays qui construit son histoire politique dans une relation de fascination et de détestation des Etats-Unis : l’organisation fédérale est inspirée par l’exemple américain mais il y a une césure nette entre les gringos et les autres.
Pour d’autres raisons, la Russie est elle aussi dans ce jeu de fascination et de répulsion – à la fois des Etats-Unis et de l’Occident. Vous savez que les Russes affirment leur appartenance à l’Europe mais se proclament asiatiques au moindre désaccord. La culture russe exprime ce balancement – par exemple le poème de Blok, Les Scythes, publié en 1918 avec l’accord du Parti communiste, qui dit que puisque l’Europe n’a pas voulu de la Russie – la révolution n’a pas eu lieu en Allemagne – celle-ci se tournera vers l’Asie. Et n’oublions pas que la Banque centrale de Russie est l’institution sur laquelle le soleil ne se couche jamais : quand la succursale de Saint-Pétersbourg ferme, celle de Petropavlovsk-Kamtchatski a déjà ouvert !
Comment ce nouveau groupe de pays se constitue-t-il ?
Jacques Sapir : Ces quatre pays ont d’abord décidé de se réunir dans le cadre des Nations unies, lors d’un sommet de l’ONU en 2005. Ils considèrent qu’ils ont des intérêts en commun et ils estiment qu’ils peuvent mieux peser et être reconnus par les institutions économiques internationales qui sont l’héritage de Bretton Woods et de la Guerre froide : Fonds monétaire, Banque mondiale et OMC qui a succédé au GATT (Accord général sur les Tarifs et le Commerce) créé après l’échec de la conférence de La Havane. A cette époque, le FMI et la Banque mondiale ne font pas de place à la Chine et à l’Inde et l’Union soviétique, qui est en position d’observatrice à Bretton Woods, a finalement décidé de se construire en dehors de ces organisations. La Chine et la Russie ont rejoint le FMI et la Banque mondiale mais ces institutions n’ont pas reconnu le poids réel de ces deux Etats.
Les BRIC se sont donc constitués en 2006 comme un groupe de pression international et les premières réunions ont eu lieu en 2007. Puis survient en 2008 la crise des subprimes. C’est un choc psychologique important pour les dirigeants des BRIC.
Pour quelles raisons ?
Jacques Sapir : Vous savez que la crise éclate aux Etats-Unis, sur le marché hypothécaire qui n’est pas le plus important des marchés financiers. Pourtant, le gouvernement américain laisse monter cette crise et se révèle incapable de la contrôler. Le Fonds monétaire international n’y arrive pas non plus et cette crise entraîne un choc macroéconomique très violent qui va arrêter la croissance du commerce international (par rapport au PIB) puis la faire diminuer. Autrement dit, c’est l’amorce d’une démondialisation.
La crise des subprimes surprend très désagréablement les dirigeants des BRIC. Au début, les Russes n’y croient pas : ils y voient de simples perturbations qui ne toucheront pas leur pays. Les Chinois pensent la même chose sans le dire, comme d’ailleurs tous les pays émergents. Comme vous le savez, la crise commencée en 2007 prend une dimension cataclysmique en septembre 2008 avec la faillite de Lehman Brothers. Tous les pays émergents vont perdre de l’argent parce que la demande occidentale se contracte et parce qu’ils perdent beaucoup de leurs réserves. La Chine va brûler 40% de ses réserves pour stabiliser la situation – ce que les Chinois n’ont pas oublié – et les quatre pays accusent plus ou moins ouvertement les Etats-Unis de manquer de sérieux. Ainsi, la crise des subprimes provoque une triple prise de conscience :
- de l’incapacité des pays occidentaux à gérer la situation internationale ;
- de l’incapacité des institutions créées par les Occidentaux (FMI, Banque mondiale…) à gérer cette situation
- de la construction sur des bases extrêmement inégalitaires du système international.
En conséquence, les Chinois demandent à partir de 2010 que le poids dans le FMI soit calculé sur la part dans le commerce mondial de chaque pays. La Chine, qui est déjà la première puissance commerciale, affirme que cette solution permettrait de trouver un consensus pour empêcher le retour de ce genre de crise. Les Américains refusent. Plus exactement, ils ne sont pas hostiles au fait que la Chine, qui ne pesait pas dans le FMI, monte en puissance ; mais ils entendent garder le contrôle du FMI. Plus exactement, il suffit qu’ils trouvent un pays européen en leur faveur et ils ont la majorité de contrôle. Les Chinois rejettent la proposition américaine, qui est insultante pour eux et qui émane d’une puissance qui a montré son incapacité.
A partir de 2010, la critique des BRICS est double : d’une part, le petit club des pays occidentaux ne correspond plus aux réalités du temps et il faut changer ; par ailleurs ce club est dysfonctionnel. Mais les Etats-Unis sont décidés à ne pas changer le système comme on le voit lorsque, en septembre 2007, Dominique Strauss-Kahn est nommé directeur général du Fonds monétaire international. Cette arrivée restera dans les annales pour deux raisons : il y a d’abord un scandale sexuel avec une responsable hongroise du FMI en 2008 mais il y a aussi le discours de Dominique Strauss-Kahn où il déclare que le poids de chaque pays au FMI doit correspondre à son poids dans le commerce international. Les Américains sont furieux et ils s’emploient à bloquer toute tentative d’aller dans le sens indiqué par DSK. Puis c’est l’affaire du Sofitel de New-York en mai 2011, qui n’est certainement pas l’effet du complot, et DSK quitte la scène internationale. La France obtient la nomination de Christine Lagarde, qui n’a pas le poids économique et politique de DSK, et qui est beaucoup plus consensuelle que son prédécesseur. L’idée d’une réforme des institutions financières internationales est enterrée. Les Etats-Unis acceptent que le Yuan soit considéré comme l’une des monnaies du panier qui sert à la formation des droits de tirage spéciaux, mais on reste très loin de ce que demandait la Chine. On s’aperçoit par ailleurs que les agences de notation surnotent tous les titres émis par des instances occidentales – gouvernementales ou privées – ce qui provoque un gros scandale. Les BRICS en arrivent à la conclusion qu’on ne pourra rien tirer du système occidental. Cette conclusion n’est pas immédiate. Elle s’élabore entre 2012 et 2017.
Sur quels éléments précis cette conviction a-t-elle été fondée ?
Jacques Sapir : Il n’y a pas seulement le refus de donner toute leur place aux pays qui composent les BRICS. Il y a aussi le fait que les Etats-Unis entrent dans un conflit avec la Chine. Pourtant, la littérature stratégique américaine exprime la peur, depuis la fin des années 90, d’une alliance russo-chinoise. Or, bien avant le premier mandat de Donald Trump, c’est Barack Obama qui décide d’entrer en conflit commercial avec la Chine. Quant à la Russie, on observe un basculement de l’attitude américaine à partir de la guerre d’Ossétie qui implique la Géorgie, tandis que les Russes jugent extrêmement agressif le projet américain d’extension de l’Otan. Washington aurait voulu pousser les Russes dans les bras des Chinois qu’il n’aurait pas mieux agi !
Par ailleurs, les Etats-Unis commencent à utiliser l’arme économique de manière systématique contre l’Iran, contre la Chine et surtout contre la Russie. C’est la politique des sanctions, qui est illégale du point de vue du droit international car la seule institution qui a le droit de décréter des sanctions économiques, c’est le Conseil de sécurité des Nations unies. Bien entendu, les Etats-Unis ont pris des sanctions contre de nombreux pays depuis 1945 mais ils en font alors un instrument majeur de leur politique internationale. Bien sûr, les pays visés par les sanctions réagissent et les antagonismes augmentent. Mais surtout, ces sanctions induisent pour les autres pays une crainte quant aux actions irresponsables que les Etats-Unis et de leurs alliés pourraient intenter contre eux. L’idée de se réunir contre l’Occident s’est donc développée rapidement dans les pays du Sud. Ce point est important car il permet de comprendre comment on est passé d’une stratégie de protestation (voice) sur les institutions internationales à une stratégie de sortie du système (exit) pour créer un système alternatif. Souvent, les pays combinent les deux possibilités en se servant de la menace de l’exit pour renforcer la voice.
On peut considérer que le basculement s’est fait entre 2012 et 2017 lorsque les BRICS entrent dans la phase de construction d’un nouveau système – par exemple en créant une banque de développement. Il y a là, pour les dirigeants des BRICS, un changement dans la représentation du monde qui est concrétisé par le pouvoir structurel de créer un nouveau système hors de la globalisation. D’autres pays avaient tenté cette sortie, par exemple le Japon qui avait proposé en 1998 de créer le Fonds monétaire asiatique – sans succès en raison du refus américain.
Entre 2018 et 2024, ce basculement s’accentue…
Jacques Sapir : Deux faits très importants sont à retenir. Tout d’abord, la crise de la Covid qu’on voit en France dans sa dimension sanitaire mais qui est une crise économique majeure. Les relations économiques internationales s’arrêtent et on prend conscience que le commerce international ne peut pas être une panacée aux problèmes internes des pays. On voit alors surgir de nouvelles expressions : reshoring ou friendly reshoring qui consistent à ramener une partie du commerce vers mes terres ou vers les terres des pays amis. C’est un changement considérable.
Deuxième changement : l’alliance improbable entre l’Arabie saoudite et la Russie. En 2015, lors d’une première confrontation avec les Etats-Unis et les pays occidentaux, l’Arabie saoudite accepte de jouer la carte américaine, fait monter sa production de pétrole, ramène les prix du pétrole de 75 dollars à 25 dollars – ce qui gène la Russie mais coûte très cher aux Saoudiens. Puis, pendant la crise de la Covid, la demande en énergie décroît très vite et le prix du pétrole devient négatif pendant trois jours. D’où la prise de conscience des Saoudiens et des Russes qui constatent qu’ils ont intérêt à s’allier pour tenir le marché et avoir des prix qui soient acceptables par les deux pays. Et quand Joe Biden vient à Ryad en 2002 pour effacer le contentieux né de l’assassinat de Jamal Khashoggi, il demande à Mohamed Ben Salman de refaire l’opération de 2015. Les Saoudiens refusent au nom de leur accord avec la Russie. C’est un cuisant échec stratégique pour le président des Etats-Unis, qui ne réagit pas.
Pourquoi ?
Jacques Sapir : Parce qu’il ne peut pas réagir ! L’Arabie saoudite ne s’est pas seulement rapprochée de la Russie, mais aussi de la Chine et d’autres pays afin de garantir la sécurité du royaume. Les Etats-Unis sont tout à fait conscients de ce tournant, qui est ignoré dans les capitales de l’Union européenne. Or c’est un point fondamental. D’ailleurs, l’année suivante, l’Arabie saoudite et l’Iran vont à Pékin pour se rabibocher et font ensemble leur demande d’adhésion aux BRICS. La demande d’adhésion de l’Iran a été acceptée, l’Arabie saoudite n’a pour l’instant pas signé le traité d’adhésion mais cette signature est une menace agitée sous le nez des Américains. Notez aussi que les Emirats arabes unis ont signé et qu’ils n’auraient pas pris une telle décision sans l’aval de l’Arabie saoudite.
Il y a un troisième changement…
Jacques Sapir : Oui, c’est la guerre d’Ukraine qui entraîne la formation de trois camps : il y a ceux qui soutiennent l’Ukraine, il y a ceux, peu nombreux, qui soutiennent la Russie, mais il y a aussi le camp, très nombreux, des pays qui disent que cette guerre est au mieux une affaire russo-ukrainienne, au pire celle des Européens, mais que ce n’est pas leur problème. L’Inde appartient à ce troisième groupe : elle condamne l’intervention russe mais elle refuse d’appliquer la moindre sanction – et elle a beaucoup profité du commerce avec la Russie. Aujourd’hui, l’Inde est le premier client pétrolier de la Russie, devant la Chine. On parle de ce troisième camp comme celui des neutres mais ils ne sont pas neutres : ils sont indifférents. Ces pays considèrent que ce qui se passe sur le territoire de l’Ukraine ne les concerne pas, ce qui revient à un soutien de facto de la Russie.
Somme toute, les BRICS aujourd’hui fonctionnent comme une alliance anti-occidentale. Pourtant, ce n’était nullement inscrit dans la création des BRICS mais désormais ils attirent à eux comme représentants du “Sud global”. On l’a vu lors du sommet de Johannesburg en 2023 comme lors du sommet de Kazan en 2024 : il y a un nombre croissant de pays qui veulent rejoindre les BRICS parce qu’ils opposent leurs propositions au bloc occidental.
Nous ne sommes cependant pas revenus aux deux blocs des années cinquante et soixante. Il est possible que les BRICS soient portés par une dynamique qui pourrait conduire les institutions qu’ils ont créées et qu’ils créeront à devenir des institutions globales. Dans le document final du sommet de Kazan, on remarque les nombreuses références aux Nations unies. Les BRICS veulent jouer la carte des Nations unies contre les pays occidentaux. L’ambition des BRICS n’est pas d’exister à côté des pays occidentaux mais d’exister à leur place, de les supplanter. Cela pose le problème des relations entre les deux ensembles. Allons-nous vers des relations de conflictualité, vers une nouvelle Guerre froide, ou serons-nous dans une relation de coopération ? Dans le second cas, les pays occidentaux pourraient peser sur la définition des nouvelles relations internationales que les BRICS sont en train de mettre en place. Telle est la question, primordiale, qui se posera au cours des vingt prochaines années.
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La conférence et le débat (non repris ici) peuvent être regardés sur la chaîne YouTube de la Nouvelle Action royaliste : https://www.youtube.com/watch?v=LOv2ERfs7bQ
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