Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin sont tous deux professeurs de philosophie. Marie-Pierre a publié des ouvrages sur Jean-Jacques Rousseau et sur Sigmund Freud. Denis a consacré plusieurs ouvrages à la pensée de Marx, des essais politiques et Morale et justice sociale (Seuil, 2001) que nous avions présentés. Leur réflexion commune sur la morale vient à point nommé.
Dans une société qui n’est plus structurée par une religion désignant le Bien et le Mal selon une Loi transcendante, est-il possible de découvrir ou de se donner une morale commune ? La question devrait préoccuper au plus haut point les dirigeants politiques qui, trop souvent, traitent les questions sociétales en fonction des prétendus diktats de la modernité exprimés par de douteux sondages, ou par un strict calcul utilitaire.
Les militants politiques qui cherchent une ligne de conduite rigoureuse sont quant à eux dans la difficulté : ils doivent maintenir une nette distinction entre le domaine politique et la morale, ils se souviennent que toute morale de parti est un système d’aliénation mais ils savent que leur projet pour la cité se fonde sur des principes moraux et ils s’interrogent un jour ou l’autre sur les fondements de ceux-ci.
C’est là qu’interviennent Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, en proposant un livre (1) à la fois pédagogique et engagé : leur présentation des grandes philosophies morales est passée au fil d’une critique qui éveille et stimule la réflexion – y compris sur les questions brûlantes.
Fondements de la morale
Il est audacieux d’évoquer et d’invoquer la morale car ce mot est aujourd’hui associé à un ensemble de règles disciplinaires autant que désuètes. On préfère l’éthique, mise à toutes les sauces, pour leur donner du piment : on parle par exemple de l’éthique des affaires, ce qui peut laisser rêveur… Avec Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin, distinguons le caractère public de la morale, qui la rend universalisable, d’une éthique toujours particulière et subjective. Ceci sans perdre de vue le lien qui les unit. Mais cette morale commune, res publicaine, ne se décrète pas : il faut lui trouver un fondement, intelligible pour les citoyens, et examiner les propositions des philosophes et des moralistes.
Faut-il suivre la nature ? Cela suppose qu’on se mette d’accord sur sa définition, problématique, et sur une philosophie de la nature. Mais laquelle ? On peut suivre les stoïciens en acceptant sa condition humaine et en prenant soin de tout autre être humain simplement parce qu’il est humain. Mais on peut aussi accepter la sélection des espèces comme morale naturelle et devenir impitoyable pour les faibles, suivre le raciste qui exclut de l’humanité ceux qu’il désigne comme parasites sociaux ou encore aller jusqu’au bout de sa jouissance en faisant souffrir autrui. Somme toute, “ce qui rend les humains véritablement humains, c’est précisément qu’ils ne suivent pas la nature”.
Peut-on trouver un fondement matérialiste à la morale ? Non. La philosophie matérialiste n’apporte rien à la réflexion morale et Marx se réfère à la morale commune que partagent le lecteur de Kant et celui des Evangiles.
Les pensées de Hobbes et de Jean-Jacques Rousseau ne sont plus guère diffusées dans notre société qui subit en revanche la forte influence des libertariens. Ceux-ci enseignent les vertus de l’égoïsme, que cultive l’homme libre sur le libre marché, mais c’est là une fiction, une robinsonnade : Aristote, Kant et Marx disent que l’homme est un être social qui est libre parce qu’il vit en société, dans la relation avec les autres hommes.
On peut bien sûr se réfugier dans le relativisme, dire à chacun sa morale comme on dit à chacun sa vérité, en invoquant la diversité des coutumes et des comportements. Le constat de la diversité des lois et des mœurs doit cependant s’accompagner d’un autre constat : en tous lieux, en tout temps, les hommes n’ont cessé de se réclamer de principes universels, à commencer par la justice et la liberté. Ces principes peuvent être subvertis et trahis mais ils n’en demeurent pas moins l’ultime et commune visée.
Cette visée implique que l’homme, être social, respecte l’éminente dignité de tous les autres hommes, qui ont également soif de justice et de liberté. Ce respect ne va pas de soi : il peut être balayé par le cynisme, par la volonté de puissance, par la jouissance sadienne… C’est pourquoi, nous disent Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin, il n’y a pas de morale sans l’impératif catégorique qui dicte nos devoirs selon la formule kantienne : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, autant dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours comme fin et jamais simplement comme moyen”.
L’impératif moral se distingue du droit qu’il fonde. La morale est subjective, elle implique un acte volontaire, un effort individuel, sans que les manquements à la morale soient sanctionnés autrement que par la réprobation d’autrui et par la honte du fautif. A l’inverse, le droit est objectif et assorti de sanctions effectives mais il ne saurait être à lui-même son propre fondement. Nous l’avons vu au siècle dernier : des institutions chargées de dire le droit peuvent accepter des lois injustes, des organes étatiques peuvent faire approuver par d’éminents juristes des législations discriminatoires ouvrant sur des pratiques inhumaines. Or “les institutions les plus justes, le droit le plus impeccable, ne peuvent tenir que si règne parmi les citoyens une morale publique assez puissante qui réconcilie l’objectivité du droit et la subjectivité de la volonté morale” – ce que Hegel nomme Sittlichkeit, cette “éthicité” qui est au fondement de l’Etat.
Encore faut-il comprendre comment se forme la morale en chacun de nous. Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin consacrent de longues et fortes pages à cette question que je dois résumer de façon trop succincte : autrui joue un rôle primordial dans la genèse et la construction du Moi. Pas d’identité sans altérité ! La conscience morale se forge dans la relation à l’autre et aux autres, si bien qu’il “n’existe pas d’antinomie entre le Moi et la morale mais une relation de nécessité, relation qui s’exprime en un jeu de miroirs, car si le Moi a besoin de la morale, des valeurs, pour s’estimer et justifier son existence, la morale a besoin du Moi comme origine et comme choix des valeurs. Ce qui rend la morale possible, ce n’est pas la raison, mais c’est l’entrée du sujet dans l’ordre symbolique qui rend possible la raison”.
Questions épineuses
Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin n’hésitent pas à s’opposer frontalement aux réformes sociétales réputées progressistes qui ont été adoptées dans notre pays ou qui pourraient bientôt l’être. Ils contestent les postulats du “Mariage pour tous” : les personnes ne sont jamais de simples constructions sociales car il y a bien un fait de nature dans l’impossibilité pour deux femmes ou deux hommes de procréer ; l’égalité instituée par le “Mariage pour tous” est fictive puisque le désir d’enfant dans un couple homosexuel est fonction des ressources financières du couple, qui peut s’offrir l’adoption, la PMA et la GPA. Au bout du compte, il y a bien marchandisation de la vie humaine.
En modelant les lois au gré des désirs, on favorise la toute-puissance de la loi qui réglemente de plus en plus de pratiques sexuelles et on établit une surveillance tyrannique des relations intimes qui reprend le projet de tous les puritanismes religieux. La substitution du genre au sexe relève également du puritanisme : “Le sexe qui a partie liée avec la nature doit être traqué, encadré et si possible éliminé. Sa transformation en construction sociale sous le terme grammatical de genre nous débarrasse de cette nature honnie avec tout ce qui marque le sexe, le sang menstruel, le sperme, les corps mêlés et la sueur des amants. Le genre est la dernière ruse du puritanisme”. Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin osent écrire que le désir n’a pas tous les droits et qu’il ne donne pas le droit de faire la loi. Cette affirmation ne procède pas d’une nostalgie d’un “ordre moral” religieux ou partisan mais du souci de la liberté : la toute-puissance du désir s’affirme dans le désir de toute-puissance, qui utilise la technique et qui est utilisé par elle pour parvenir à ses fins.
Nos deux auteurs n’ont pas plus de complaisance pour ce “droit à mourir dans la dignité” qui implique le “suicide assisté” que certains voudraient inscrire dans la législation. Il n’y pas de “droit à mourir” qui aboutirait à la reconnaissance d’une créance sur la société qui assurerait les moyens du suicide à la manière dont le droit à la santé implique l’organisation d’un système hospitalier et d’un remboursement des frais de maladie. Il n’y a pas non plus de droit à mourir “dans la dignité” car une souffrance, même atroce, ne rend pas indigne mais implique des soins spécifiques et peut entraîner, chez le malade, le refus de l’acharnement thérapeutique. Et il ne peut y avoir de “suicide assisté” car le suicide est par définition un acte personnel : apporter une aide à celui qui veut se suicider, c’est refuser de porter assistance à une personne en danger, c’est violer l’interdit du meurtre. Si l’on aide un suicidaire, ce qui dans certains cas peut se comprendre, il faut répondre de cette aide devant la justice – qui peut d’ailleurs relaxer le prévenu.
Les groupes qui militent pour la GPA ou le suicide assisté et les partis qui s’enorgueillissent des réformes sociétales qu’ils ont votées n’expriment pas seulement l’esprit d’un temps acquis à la « modernité ». Ils épousent l’idéologie de la “société libérale avancée”, adhèrent à ses pratiques et adoptent ses dispositifs techniques dans une confusion croissante. On proclame des droits – aussi bien le droit au suicide que le droit à l’enfant – au nom de nouvelles libérations qui engendrent de violentes répressions, de nouvelles dogmatiques et des censures qui osent maintenant s’avouer comme telles. On célèbre le jaillissement des désirs et on encourage la pulsion de mort, on réprime le sexe par le genre tout en exploitant l’immense et fructueux marché de la pornographie, on achète des enfants à l’étranger faute d’offre d’adoption suffisante en France et on s’apprête à pratiquer la location des ventres. La morale, la politique, mais aussi la psychanalyse, ont été congédiées : il s’agit de faire argent de tout, en repoussant toujours plus loin les limites à la rapacité.
Nous ne briserons par ces logiques radicalement destructrices par des invocations mais par un retour offensif aux principes même de notre vie en commun – ceux-là même que Marie-Pierre Frondziak et Denis Collin ont pris soin d’expliciter.
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(1) Denis Collin, Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, Comment nous devenons humains, Editions RN, 2020. Sauf indication contraire, les citations sont tirées de cet ouvrage.
Article publié dans le numéro 1217 de « Royaliste » – 27 septembre 2021
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