La France à l’heure de Mickey

Jan 15, 1986 | Chemins et distances

 

Miracle à Marne-la-Vallée : une souris va accoucher d’une ville. My culture is not rich.

De droite à gauche, tout le monde est content : Laurent Fabius, Edith Cresson, Michel Giraud, président de la région Ile-de-France et les enfants petits et grands. Il n’y a que nos concurrents espagnols qui « regrettent» le choix américain tout en reconnaissant que le gouvernement français avait présenté « des stimulants alléchants et bien organisés ». Encore une fois, un accord transatlantique a prévalu dans une affaire où les pays européens étaient rivaux. Mais qu’importe pourvu qu’on ait les sous et les emplois. De ce point de vue, c’est une grande victoire française. Pensez donc : 15 milliards de francs d’investissement pour la première phase du programme, 25.000 emplois en perspective, 6 milliards de francs de bénéfices en termes de balance des paiements, sans oublier l’effet publicitaire que la création de Disney-ville représente auprès des hommes d’affaires américains. Qui songerait à faire la fine bouche ? Il faudrait proposer aussi bien, ou mieux, pour ne pas être accusé de nationalisme frileux, anti-économique et anti-social à la fois.

Reste, c’est le cas de le dire, la question culturelle. Mais, en écrivant, ces deux mots, on a l’impression de commettre un impair. Aujourd’hui il n’y a plus que la Nouvelle Droite qui s’acharne contre le Coca-Cola, achevant de rendre suspects ou ridicules les défenseurs de la culture classique. D’ailleurs, la construction de Disneyville n’empêchera personne de lire Baudelaire ou d’apprécier les intellectuels américains qui, eux, refusent de visiter le monde de Walt Disney. Quant au peuple français, il a largement plébiscité la petite souris américaine : 7 millions et demi de personnes regardent l’émission « Disney Channel » sur FR3 chaque samedi soir. On ne va tout de même pas empêcher les gens de s’amuser I

Puisqu’on ne peut rien faire, il faut se contenter de dire ce que cela signifie, d’attirer l’attention sur ce qui est en train de mourir en France et en Europe. Comme le montre Jacques Julliard (1), le souriceau et ses compères font mordre la poussière aux animaux de La Fontaine et aux personnages de notre mythologie. En d’autres termes, la création de Disney-ville est « un symbole : celui d’une capitulation, ou pis, d’une impuissance. Ce qui éclate en cette affaire, c’est non seulement le retard des Français en matière d’industrie culturelle, c’est, plus grave, leur incapacité à sécréter désormais leur propre imaginaire ».

HYPERREALISME

Si, du moins, ce nouvel imaginaire était plus riche, plus beau, et nous faisait participer d’une autre manière à l’universel ? Tel n’est pas le cas. Les productions de Walt Disney ne sont ni innocentes, ni enrichissantes mais expriment une « utopie dégénérée » selon l’expression de Louis Marin, qui est symptomatique de l’idéologie de la consommation et de l’angoisse américaines. Dans un remarquable recueil d’essais (2), Umberto Eco a décrit cette angoisse et cette idéologie qui s’expriment notamment dans les Disney-villes de Floride et de Californie. L’angoisse de l’Amérique vient du fait qu’elle n’a pas de passé. D’où la frénésie d’imitation et de reproduction qui rend la copie (des musées présentent Léonard peignant la Joconde, ou la Vénus de Milo reconstituée en totalité…) plus désirable que le modèle, et le faux plus attirant que le vrai. Dans cet hyperréalisme, les villes de Disney occupent une place de choix. Là-bas, il est clair que tout est faux dans les spectacles historiques et « naturels ». Mais, là encore, l’imitation est si parfaite qu’elle devient préférable à la réalité : les automates font mieux leur travail que des hommes, les crocodiles « sauvages » de Disney sont plus faciles à observer que ceux du Mississippi.

Bien sûr, on paie pour voir ces spectacles et pour acheter les reproductions authentiques de personnages illusoires. Comme le dit Umberto Eco, « ce qui est falsifié c’est notre envie d’acheter, que nous prenons pour vraie, et en ce sens Disneyland est véritablement la quintessence de l’idéologie de la consommation ». Après tant de discours sur l’impérialisme et sur la société marchande, voici ce que la gauche a accepté. Ceux qui, comme nous, se sont rangés du côté de Jack Lang en 1981 ne pourront s’empêcher d’être consternés et amers.

***

(1) « Le Nouvel Observateur », 3 jan. 1986.

(2) Umberto Eco, « La guerre du faux ». Ed. Grasset.

 

Article publié dans le numéro 441 de « Royaliste » – 15 janvier 1986

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