Quand le général de Gaulle arrive à l’Hôtel de Ville, le 26 août 1944, le discours célèbre qu’il y prononce n’est pas destiné à construire une légende – celle d’une France unanimement résistante. Le Général entend souligner la légalité de son action depuis juin 1940 et la légitimité qui lui a été confirmée par le peuple français tout au long du chemin qui l’a conduit de la Normandie à Paris enfin libéré.
Dans son discours de juillet 2017, Emmanuel Macron a osé affirmer que Vichy, “c’était le gouvernement et l’administration de la France”. Le démenti de cette assertion se trouvait sous ses yeux : le monument érigé en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité porte une inscription qui les attribue explicitement à l’autorité de fait dite “gouvernement de l’Etat français”. Cette qualification est due à René Cassin, éminent juriste de la France libre, qui avait démontré dès juin 1940 l’illégalité du “gouvernement” vichyste pour une série de motifs juridiques que j’avais rappelés il y a quelques années (1) et que je résume en quelques points
- Trahison du Maréchal Pétain demandant le 16 juin aux soldats français de cesser le combat avant toute prise de contact avec l’ennemi.
- Illégalité de la convention d’armistice signée le 22 juin qui organisait le démembrement du territoire national alors que la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 soumettait au vote d’une loi toute cession de territoire.
- Négation des principes fondamentaux de la République et abolition des institutions qui recevaient régulièrement le consentement démocratique des citoyens lors des élections législatives.
Dès lors, les Français se trouvant à Londres entendaient se situer dans la continuité de la IIIe République et se présenter, non en simples réfugiés ni en desperados, mais en alliés décidés à poursuivre la guerre selon les termes de l’accord franco-britannique violé par le maréchal Pétain le 16 juin. C’est selon cette alliance maintenue que, au soir du 28 juin, le gouvernement britannique “reconnaît le général de Gaulle comme chef de tous les Français libres, où qu’ils se trouvent, qui se rallient à lui pour la défense de la cause alliée”. Dans une note du 12 juillet, Churchill écrit aux chefs d’état-major qu’ils ont le devoir d’encourager les engagements volontaires des militaires français et qu’ils doivent considérer ceux-ci comme “les représentants d’une France qui poursuit la guerre”. Cette note fait écho à la déclaration publiée par le Premier ministre britannique le 23 juin, au lendemain de la signature de l’armistice, dans laquelle il soulignait que le gouvernement de Bordeaux avait perdu “la liberté, l’indépendance et l’autorité constitutionnelle” (2). Installé à Carlton Gardens avec son état-major le 24 juillet, le général de Gaulle se voit attribuer des émissions régulières sur la BBC et trois avions de la France libre participent, le 23 juillet, à leur première opération – un bombardement de la Ruhr.
Le statut de « Chef des Français libres” est juridiquement inédit. Mais c’est une autorité constituée, reconnue par le gouvernement britannique – et par l’opinion publique qui apportera son indéfectible soutien à la France libre tout au long de la guerre. En juillet, les Français libres affirment une souveraineté concrétisée par quelques milliers d’hommes sous les armes mais dépourvue de territoire. Cependant, dès le 30 juillet, le Général prévient Churchill qu’il envisage la création d’un Conseil de défense de l’Empire. Le ralliement des territoires de l’Afrique équatoriale française, du Pacifique et de la Nouvelle Calédonie permet la création de ce Conseil par une ordonnance du 27 octobre, signée à Brazzaville. Cet organisme consultatif réunit les gouverneurs des territoires ralliés, les chefs militaires et trois personnalités, parmi lesquelles René Cassin. La France libre dispose dès lors de vastes territoires, d’une administration et de nouvelles troupes combattantes, d’une population de plusieurs millions de personnes qui approuvent la politique de libération. La France libre n’a pas encore de gouvernement, mais elle exerce sa souveraineté sur une partie du territoire français et elle confirme se situer dans la légalité républicaine par la Déclaration organique publiée à Brazzaville le 27 octobre 1940. Ce texte capital est résolument ignoré par les historiens et chroniqueurs qui décrivent l’homme du 18 Juin comme un rebelle lancé dans une aventure romantique fondée sur une fiction juridique destinée à stimuler l’ardeur des combattants.
Rédigée par Pierre Tissier, maître des requêtes au Conseil d’Etat, la Déclaration organique (3) dément ces interprétations empreintes de mauvaise foi. Cette légalité est reconnue par le gouvernement britannique qui admet les Français libres à bénéficier de l’Allied Forces Act voté par le Parlement britannique le 22 août : les forces françaises sont reconnues comme “associées” à la Grande-Bretagne et juridiquement soumises à l’autorité française pour ce qui concerne la discipline, l’avancement et les affectations.
La création du Comité français de libération nationale (CFLN) le 3 juin 1943 à Alger esquisse un gouvernement puisqu’il est composé, sous la coprésidence des généraux de Gaulle et Giraud (jusqu’au 2 octobre 1943) de douze commissaires qui exercent des fonctions ministérielles. Le CFLN, auquel s’adjoint une Assemblée consultative provisoire, se donne pour objectif l’affirmation de la souveraineté française et le rétablissement de la légalité républicaine dans les départements algériens. A la demande de l’Assemblée consultative, le CFLN se proclame Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) le 3 juin 1944.
Il y eut, sous l’égide de ces deux pouvoirs successifs, une République française d’Alger que les inventeurs de la prétendue mythologie gaullienne ont coutume d’ignorer.
(à suivre)
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1/ Cf. Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018.
2/ Cf. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, De l’appel du 18 Juin à la Libération, Gallimard, 1996.
3/ Déclaration organique complétant le manifeste du 27 octobre 1940
Au nom du Peuple et de l’Empire français
Vu la loi du 15 février 1872 relative au rôle éventuel des conseils généraux dans des circonstances exceptionnelles ;
Vu les lois constitutionnelles des 25 février 1875, 16 juillet 1875, 2 août 1875 et 14 août 1884 ;
Vu l’état de guerre existant entre la France et l’Allemagne depuis le 3 septembre 1939 et entre la France et l’Italie depuis le 10 juin 1940 ;
Vu notre prise de pouvoir et la création d’un Conseil de défense de l’Empire français par ordonnances en date du 27 octobre 1940, dans les territoires libres de l’Empire français ;
Attendu que cette prise de pouvoir et cette création ont pour but et pour objet la libération de la France tout entière ; qu’il importe, en conséquence, de faire connaître à tous les Français, ainsi qu’aux puissances étrangères dans quelles conditions de fait et de droit nous avons pris et exerçons le pouvoir.
Nous, Général de Gaulle,
Chef des Français libres
Considérant que tout le territoire de la France métropolitaine est sous le contrôle direct ou indirect de l’ennemi ; qu’en conséquence, l’organisme dit « Gouvernement de Vichy » qui prétend remplacer le Gouvernement de la République, ne jouit pas de cette plénitude de liberté qui est indispensable à l’exercice intégral du pouvoir ;
Considérant que c’est vainement que cet organisme affecte de justifier sa création et son existence sous les apparences d’une révision des lois constitutionnelles, qui n’est en réalité que la violation flagrante et répétée de la Constitution française ;
Que, sans nier qu’une révision de la Constitution pourrait être utile en soi, le fait de l’avoir provoquée et réalisée dans un moment de désarroi et même de panique du Parlement et de l’opinion suffirait à lui seul à ôter à cette révision le caractère de liberté, de cohérence et de sérénité sans lequel un tel acte, essentiel pour l’État et pour la Nation, ne peut avoir de réelle valeur constitutionnelle ;
Que le Président de la République s’est vu dépouiller, sans avoir donné sa démission, des droits et prérogatives de ses fonctions ;
Qu’aux termes formels de la Constitution de 1875, un voeu de révision doit être voté par la Chambre et le Sénat, délibérant séparément, après quoi seulement les propositions de révision sont soumises à l’Assemblée nationale, laquelle ne peut au surplus se réunir qu’à Versailles ;
Que ces règles simples considérées par les principaux législateurs de la République, en particulier Gambetta et Jules Ferry, comme une garantie nécessaire du Consentement éclairé des Chambres, permettant d’éviter les révisions hâtives ou perfides de la Constitution, n’ont été respectées qu’en apparence ou ont été violées ;
Qu’en réalité, ni les deux Chambres, ni l’Assemblée nationale n’ont pu délibérer librement et que certains principes fondamentaux traités dédaigneusement de « questions de procédure » par les représentants du prétendu Gouvernement défenseur du projet, ont été manifestement méconnus ;
Qu’en particulier un certain nombre de membres de l’Assemblée ont été empêchés d’y participer, le navire où ils se trouvaient régulièrement, ayant été retenu au loin sur l’ordre du Gouvernement ou d’accord avec lui ; qu’au cours des débats publics, une pression a été exercée sur les membres présents par l’intervention de tiers sans qualité ; qu’en violation du règlement, aucun procès-verbal des débats n’a été publié ;
Que la soi-disant Assemblée nationale a été réunie à Vichy, alors qu’en fixant à Versailles le siège de l’Assemblée, le législateur avait manifesté qu’il n’envisageait pas qu’on pût jamais profiter de la détresse d’un Parlement, chassé et dispersé par des armées en marche, pour le convoquer, tout à coup, dans un chef-lieu de canton, afin de l’y contraindre, par intimidation à porter la main sur les lois fondamentales de la République ;
Considérant que, eût-elle été saisie régulièrement d’un projet de révision, l’Assemblée de Vichy avait pour devoir d’en délibérer, article par article, et d’en voter le texte définitif, lequel serait devenu, après promulgation, une des lois constitutionnelles du pays ; mais que loin de réaliser l’objet essentiel de sa fonction, la dite Assemblée, abdiquant une compétence qui lui appartenait à elle seule, s’est bornée à prendre la décision, aussi inconstitutionnelle qu’insensée, de confier à un tiers un véritable blanc-seing, à l’effet d’élaborer et d’appliquer lui-même une nouvelle constitution ;
Considérant que la loi de 1884, édicte que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l’objet d’une proposition de révision » ;
Que, néanmoins, malgré cette promesse solennelle faite à la nation, le pseudo-gouvernement de Vichy qui s’était intitulé lui-même « Gouvernement de la République en vue d’obtenir les pleins pouvoirs, a prononcé l’abolition, aussi bien dans la forme que dans le fond, morceau par morceau, de la Constitution républicaine ;
Qu’il a banni de ses actes prétendus constitutionnels jusqu’au mot de « République », attribuant au Chef de ce qu’il appelle « État français » des pouvoirs aussi étendus que ceux d’un monarque absolu, pouvoirs qu’il ne tient qu’à lui d’exercer sa vie durant ou de transmettre à toute autre personne choisie par lui seul et même de rendre héréditaires ;
Qu’enfin, il n’a pas hésité à étouffer le droit de libre disposition du peuple, considéré en France comme traditionnel et sacré, en conférant au Chef de l’État la possibilité, sur sa seule signature, de conclure et ratifier tous les traités, même les traités de paix ou de cession de territoires portant atteinte à l’intégrité, à l’indépendance et à l’existence de la France, de ses colonies, et des pays sous son protectorat ou son mandat ;
Qu’à la vérité, le blanc-seing qui a été délivré à ce soi-disant gouvernement prévoit que la prétendue Constitution nouvelle sera « ratifiée par la Nation et appliquée par les Assemblées qu’elle aura créées », mais que cette disposition est à dessein sans portée, attendu que le prétendu Chef de l’État a tout loisir de régler, à sa guise, la composition des futures assemblées, ainsi que les modalités de sa ratification ;
Qu’il peut reculer cette ratification à une date aussi lointaine qu’il lui plaira et même indéfiniment ;
Qu’à défaut d’un Parlement libre et fonctionnant régulièrement, la France aurait pu faire connaître sa volonté par la grande voix de ses Conseils généraux ; que les Conseils généraux auraient même pu, en vertu de la loi du 15 février 1872, et vu l’illégalité de l’organisme de Vichy, pourvoir à l’administration générale du pays, mais que le dit organisme, par soi-disant décret du 20 août 1940, leur a interdit de se réunir et que par la prétendue loi du 12 octobre 1940, il les a remplacés par des commissions nommées par le pouvoir central ;
Considérant, en résumé, que, malgré les attentats commis à Vichy, la Constitution demeure légalement en vigueur, que, dans ces conditions, tout Français, et, notamment, tout Français Libre, est dégagé de tout devoir envers le pseudo-gouvernement de Vichy, issu d’une parodie d’Assemblée nationale, faisant fi des Droits de l’Homme et du Citoyen, et du droit de libre disposition du peuple, gouvernement dont au surplus tous les actes établissent péremptoirement qu’il est dans la dépendance de l’ennemi ;
Considérant que la défense des territoires d’outre-mer, aussi bien que la libération de la Métropole, exigent que les forces de la France, éparses dans le monde, soient placées, sans délai, sous une autorité centrale provisoire ;
Qu’il tombe sous le sens que la création de cette autorité centrale provisoire ne peut être réalisée actuellement et pour raisons de force majeure, dans les conditions prévues par la lettre des lois ;
Que les auteurs de la Constitution ne pouvaient prévoir, en effet, qu’un jour viendrait où des Français devraient procéder à la formation d’un pouvoir en dehors de la France continentale ; qu’on ne peut davantage songer à fonder actuellement ce pouvoir sur le système électif, car la mise au point d’un tel système en pleine guerre, et le fait qu’il faudrait l’organiser sous toutes les latitudes, entraîneraient d’inextricables difficultés et, en tous cas, de longs retards,
Qu’il doit suffire, à l’heure où nous sommes, que la volonté des Français Libres se soit exprimée sans contrainte et sans équivoque à ce sujet, sous la réserve formelle que l’autorité provisoirement constituée devra, comme toute autre autorité, répondre de ses actes devant les représentants de la Nation, dès que ceux-ci auront la possibilité d’exercer librement et normalement leur mandat.
En conséquence,
Nous, Général de Gaulle,
Chef des Français Libres,
le Conseil de Défense de l’Empire entendu :
Constatons que, de tous les points du globe, par démarches individuelles ou collectives, des millions de Français ou de sujets Français et des territoires français Nous ont appelé à la charge de les diriger dans la guerre ;
Déclarons que la voix de ces Français, les seuls que l’ennemi ou l’organisme de Vichy, qui dépend de lui, n’avaient pu réduire au silence, était la voix même de la Patrie et que Nous avions, en conséquence, le devoir sacré d’assumer la charge qui Nous était imposée ;
Déclarons que Nous accomplirons cette mission dans le respect des institutions de la France et que Nous rendrons compte de tous nos actes aux représentants de la Nation française dès que celle-ci aura la possibilité d’en désigner librement et normalement.
Ordonnons que la présente déclaration organique sera promulguée ou publiée partout où besoin sera.
Brazzaville, le 16 novembre 1940
C. de Gaulle
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