Maître de conférences en droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas, auteur d’une thèse sur le Sénat et de nombreux articles scientifiques sur les institutions parlementaires, les mouvements régionalistes et les collectivités territoriales, Benjamin Morel a récemment publié aux éditions du Cerf La France en miettes, Régionalisme, l’autre séparatisme. Il a présenté ce livre le 8 mars aux Mercredis de la Nouvelle Action royaliste lors d’une conférence dont j’ai assuré la retranscription, que l’auteur a bien voulu relire et corriger.

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Quelle est la genèse de votre livre ?

Benjamin Morel : Ma thèse sur le Sénat m’a conduit à m’intéresser aux collectivités territoriales et à constater la montée du régionalisme dans notre pays. D’ordinaire, on considère que ce phénomène est assez anecdotique dans une France marquée par la centralisation depuis Philippe Le Bel. Notre pays ferait donc figure d’exception parmi ses voisins. La Grande-Bretagne, la Belgique, l’Italie, l’Espagne connaissent des fractures importantes mais la France serait un havre de paix… à l’exception de la Corse, de la Nouvelle-Calédonie, de l’Alsace parfois, du Pays Basque quand on y pense bien ! Ma légère ironie signifie que le phénomène prend de l’ampleur… jusqu’à devenir un problème national qu’il n’est plus possible d’ignorer.

Souvenez-vous des évènements de Corse, il y a un an : les nationalistes sont débordés par des jeunes formés à l’université de Corte selon un logiciel radical. Des policiers sont blessés, des commissariats incendiés et des drapeaux corses sont mis en berne en hommage à Yvan Colonna, assassiné dans sa prison où il purgeait une peine pour avoir tiré dans le dos d’un préfet de la République. C’est alors que Gérald Darmanin promet l’autonomie de la Corse pour calmer la colère à la veille de l’élection présidentielle…

D’autres événements auraient dû nous faire réagir : par exemple l’agression du maire de Saint-Jean-de-Luz quand il tente d’empêcher que le drapeau français soit descendu du fronton de la mairie ; par exemple le choix comme hymne officiel du Bro goz ma zadou, composé par un barde antisémite des années vingt.

J’ai voulu montrer dans mon livre que nous n’étions pas un petit village gaulois isolé et que nous pourrions connaître, demain, les mêmes impasses que nos voisins.

De quel régionalisme parlez-vous ?

Benjamin Morel : Il y a plusieurs formes de régionalismes. Il y a un régionalisme économique construit dans le cadre des grandes politiques d’aménagement du territoire – c’est le principe de la région gaullienne. Il y a un régionalisme démocratique qui considère que la région est un échelon idoine pour démocratiser les politiques publiques – tel est le principe de la décentralisation qui ne correspond pas nécessairement au découpage régional – pensez à la Nouvelle Aquitaine qui a la taille de l’Autriche. Il y a aussi ce que Simone Weil appelle “les petites patries”. La petite patrie est l’expression d’une culture locale qui est très diverse : le sud de l’Alsace parle historiquement le moyen-allemand, alors que le nord parle plutôt du francique. La Moselle est aussi une mosaïque, comme d’ailleurs l’ensemble de la France, et ces petites patries qui s’interpénètrent forment la grande patrie. Quant à l’ethno-régionalisme, c’est une volonté de rationalisation et de mise en opposition de la culture locale à la culture nationale. C’est un mouvement qui naît à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Il est créé par des bourgeois habitant les grandes capitales provinciales – par exemple à Brest où l’on ne parle plus breton depuis le XVIIe siècle. Ces élites urbaines cherchent à reconstruire une légitimité par rapport à Paris et à capter une culture pour constituer une idéologie. Cela implique une histoire repensée : Sabino Arana explique que le Pays basque a toujours été une entité propre, au-delà des formations politiques qui ont existé, alors qu’il n’y a jamais eu d’Etat basque. De même le marquis de La Villemarqué en Bretagne construit un roman régional breton qui est l’antagoniste du roman national. Les langues vont également être repensées contre les petites patries. Le breton tel qu’il est enseigné aujourd’hui est une reconstruction du début du XXe siècle par laquelle tous les apports latin et français ont été purgés au profit de mots issus du gallois. Puis on va tenter d’imposer cette langue dans les lieux où l’on parle gallo et dans les villes comme Vitré, Nantes et Rennes, où l’on n’a jamais parlé breton.

Dans les mouvements régionalistes qui se constituent au début du siècle dernier, on trouve toujours de l’essentialisme et ces mouvements songent à organiser une Europe des régions sur des bases ethniques. C’est ce qui porte ces mouvements à faire, par opportunisme, le choix du fascisme et du nazisme pendant la Seconde Guerre mondiale. J’insiste : ces mouvements ne sont pas fondamentalement nationaux-socialistes ou fascistes mais les nationalistes bretons dépendent de l’argent allemand et les nationalistes corses de l’argent italien – à l’exception des nationalistes basques qui passent à l’extrême gauche en raison de la victoire franquiste. Puis, dans les années soixante, ces mouvements passent à gauche, parfois avec les mêmes dirigeants. Par exemple Yann Fouéré qui fonde pendant la guerre un journal nationaliste et violemment antisémite – La Bretagne – et qui crée le Mouvement pour l’organisation de la Bretagne (MOB) qui se veut avant tout “anticolonialiste” et qui va engendrer l’Union démocratique bretonne située à gauche. Dans l’ensemble, ces mouvements passent des alliances opportunistes, tantôt à droite, tantôt à gauche, avec une structuration nationale dans Régions et Peuples solidaires qui regroupe les partis militant pour le dépassement des Etats et pour une Europe des régions.

Quel rôle jouent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe par rapport à ce type de régionalisme ?

Benjamin Morel : Le Conseil de l’Europe est à l’origine la Charte européenne des langues régionales, rédigées pour l’essentiel par des groupes ethno-régionalistes allemands et autrichiens. Cette charte n’est pas seulement un instrument de sauvegarde des langues parlées dans les petites patries. Elle accorde des droits à des groupes linguistiques, ses promoteurs n’hésitant pas à avouer qu’il s’agit en réalité d’en donner à des groupes ethniques – ce qui est totalement contradictoire avec la tradition juridique française.

Justement, la France a émis des réserves sur ce point…

 Benjamin Morel : Certes, mais la Charte interdit les réserves sur le point en question. En droit international, l’Etat qui fait une réserve sur un point qui exclut les réserves et qui ratifie le traité est engagé par l’ensemble du traité. C’est pour cela que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État ont toujours refusé le texte.

J’ajoute que certains représentants de la droite refusent la Charte parce qu’elle donnerait des droits à des populations issues de l’immigration. La gauche répond que les droits prévus par la Charte portent sur des populations autochtones sans définir ce qu’il faut entendre par populations autochtones et en admettant implicitement qu’elle souhaite non seulement donner des droits à des groupes mais les hiérarchiser !

Et l’Union européenne ?

 Benjamin Morel : Son rôle est plus complexe. Dans les années quatre-vingt-dix, l’Union européenne a tenté d’enjamber les Etats par le financement d’entités sub-étatiques et les mouvements ethno-régionalistes cultivent un européisme forcené en affirmant que le cadre européen assure toutes les protections essentielles – monétaire, militaire, économique…

Cependant, dans la période récente, l’Union européenne n’a pas eu de politique directe en faveur des mouvements ethno-régionalistes. Ceci pour trois raisons. Il n’est pas facile de faire ratifier des traités à un Etat en voie de dislocation et de lui faire adopter de nouvelles politiques publiques. Pensez à la Belgique, où la Wallonie dispose d’un droit de veto sur la ratification des traités. De plus, certaines capitales, notamment Madrid confrontée à la question catalane, s’opposent à l’idée d’accueillir dans l’Union européenne une Ecosse indépendante. Enfin, la montée du sentiment anti-européen en Grande-Bretagne a été favorisée par le discours anti-anglais et pro-UE du Scottish national party. De même que la montée de Vox en Espagne s’explique en partie par la crise catalane. Quant à l’ethno-régionalisme, c’est donc l’inquiétude qui domine à Bruxelles.

Pourquoi sommes-nous menacés par l’ethno-régionalisme ?

Benjamin Morel : Parce que les collectivités territoriales font la promotion du discours ethno-régionaliste pour légitimer leur rôle. Or ce processus de légitimation est compliqué. Les collectivités territoriales ont certes des compétences, qu’il est toujours possible d’élargir pour conforter leur rôle. Cependant, on s’aperçoit que l’extension de ces compétences a coïncidé avec la montée de l’abstention aux élections régionales. Il y a donc un problème de structuration de l’espace public et de lisibilité.

La décentralisation, c’est la démocratisation des politiques publiques. Mais les compétences d’une région sont très mal connues par les électeurs, elles changent souvent et il est très difficile d’apprécier en toute connaissance de cause un bilan et un projet. Pour voter dans la collectivité européenne d’Alsace, il faut comprendre qu’on est dans une collectivité à statut particulier qui n’est pas une collectivité européenne – ça c’est pour faire joli – mais qui est un département fusionné, avec des compétences particulières. Ce département dispose de compétences de la région et gère par exemple les aides aux entreprises qui sont de la compétence de la région Grand-Est.

Pour un candidat, il est très difficile de “vendre” à l’électeur l’exercice effectif de ses compétences, ce qui conduit à évoquer d’autres sujets. Ainsi, aux dernières élections régionales, Laurent Jacobelli, élu du Grand Est, est allé proclamer à la frontière allemande qu’il allait stopper l’immigration. Or, même dans les pays les plus décentralisés du monde, l’immigration n’est pas de la compétence des régions. En Ile-de-France, un candidat de LREM a expliqué qu’il allait faire une police régionale…

Somme toute, l’électeur se déplace quand il y a un enjeu, sinon il ne se déplace pas, et l’enjeu le plus visible, c’est l’identité. Aux dernières élections régionales, Isabelle Le Callennec (LR) avait intitulé sa liste “Hissons haut la Bretagne” et Frédéric Bierry avait pour principal argument de campagne la sortie de l’Alsace du Grand-Est. Ces références identitaires n’intéressent qu’une petite fraction de l’électorat (12% en Bretagne) mais, comme l’abstention est massive, les groupes de citoyens mobilisés et mobilisables ont un rôle stratégique qui se comprend selon la logique de l’institution.

Quelle est cette logique ?

 Benjamin Morel : Une institution, c’est une structure qui produit de la légitimité et du contenu. Cette légitimité, pour être reconnue par la population, a besoin de produire des symboles forts. Ce sont ces symboles que l’on trouve dans le logiciel identitaire. Prenons la Bretagne qui, comme les autres régions, est juridiquement une structure administrative. Pour qu’elle apparaisse comme une structure politique évidente, il faut que la région se donne des symboles – un drapeau, un hymne, une langue, un récit – qui sont fournis par les mouvements régionalistes depuis le début du siècle dernier. Les subventions aux militants autonomistes créent des fidélités et des moyens qui vont permettre de toucher la population. C’est ainsi que le taux de citoyens qui se disent plus bretons que français est passé de 20 à 40% en vingt ans. On retrouve le même taux en Ecosse au début des années 2000, pour ceux qui privilégient l’appartenance écossaise.

Le problème, ce n’est pas la décentralisation, ni même le niveau de décentralisation, mais ce que les collectivités font de leurs compétences.

Quelles leçons tirer de l’expérience de nos voisins ?

Benjamin Morel : En début de notre entretien, j’ai cité l’Espagne, la Belgique, l’Italie, la Grande-Bretagne parmi les pays confrontés à des fractures régionales. Je n’ai pas parlé de l’Allemagne. Pourquoi les Bavarois, qui ont une identité historique et religieuse très affirmée, ne posent aucun problème quant à l’unité allemande ? Tout simplement parce que le fédéralisme en Allemagne, comme aux Etats-Unis, est symétrique : tous les Länder ont la même compétence avec un Etat fédéral qui a son champ de compétence ; entre les Länder et l’Etat, la Cour constitutionnelle garantit les compétences des länder et de la fédération.

La décentralisation symétrique est relativement simple et elle assure une stabilité parce que les champs de compétence sont sacralisés par la Constitution. Le problème des autres Etats qui nous entourent, c’est le fédéralisme ou la décentralisation asymétrique, qui établit un lien entre les compétences, le statut et l’identité. C’est exactement ce que nous sommes en train de faire avec la différenciation territoriale. Prenons le cas de la Grande-Bretagne. Tony Blair a proposé la devolution à l’ensemble du pays. Les Anglais ont refusé, les Ecossais ont demandé un statut de grande autonomie, et les Gallois qui avaient accepté la devolution à 51% ont été plus modestes. Puis, constatant que les Ecossais étaient plus reconnus que les Gallois, ces derniers ont demandé une plus grande autonomie. Ce qui a poussé les Ecossais à demander encore plus d’autonomie et les Gallois à renchérir jusqu’à ce que les Ecossais demandent leur indépendance. On observe le même jeu en Espagne avec la rivalité entre le Pays Basque et la Catalogne.

La décentralisation asymétrique produit aussi un jeu concurrentiel entre les partis politiques. Ainsi en Grande-Bretagne, les Conservateurs et les Travaillistes ont fait tour à tour de la surenchère à l’égard des nationalistes et ont fini par accepter les évolutions qu’ils récusaient. En France, le programme du Parti socialiste en Bretagne, c’est celui de l’Union démocratique bretonne en 1980. On voit également LR flatter les revendications autonomistes pour attirer une clientèle électorale et, quand les autonomistes prennent le pouvoir dans une région, ils se consacrent à des tâches de gestion qui ne font pas rêver les militants. Ce sont alors les indépendantistes qui attirent les sympathies identitaires.

Enfin, on crée une concurrence entre les régions. Le rêve de Gilles Simeoni, au moins dans les mots, c’est le statut de la Nouvelle-Calédonie. Frédéric Bierry réclame pour l’Alsace un statut à la Corse et Isabelle Le Callennec est allée faire un voyage d’études en Alsace pour comprendre pourquoi ça marche si bien dans cette collectivité. Cette surenchère est difficile à arrêter quand on est dans une logique de différenciation territoriale. Nous sommes en train de faire, trente ans après eux, la même erreur que nos voisins, qui ne savent pas comment arrêter le processus.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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