Martin Heidegger suscite un intérêt passionné, parfois fasciné, qui tient à la puissance de sa pensée, à ce qu’il dit de l’histoire de l’Occident, et aussi à ces textes d’une poésie un peu lourde, kitsch pour certains, mais touchante comme ces beautés trop apprêtées qui donnent la nostalgie de la grâce. Et puis il y a cette question cruciale du rapport que le philosophe entretint avec le national-socialisme – dont il affirma obstinément la « vérité interne et la grandeur » tout en gardant le silence sur le génocide. A la polémique sur les faits – accablants – succéda un débat sur le lien entre le nazisme du professeur allemand et l’œuvre du philosophe – débat qui suppose, pour être tranché, un examen paisiblement attentif de celle-ci.

C’est ce travail que Marlène Zarader a excellemment accompli. Sans entrer dans la polémique, mais sans ignorer son enjeu, l’auteur de La Dette impensée (1) nous offre une lecture complètement renouvelée de la pensée heideggérienne, étudiée dans sa relation à l’héritage hébraïque. Pourquoi une telle question ? Heidegger nous y incite en assignant un début (Platon) et une fin (Nietzsche) à la métaphysique conçue comme « oubli de l’être ». Ce faisant, le philosophe énonce un jugement sur l’histoire occidentale dans son ensemble qui mérite, par-delà les pieux commentaires, une analyse critique. En effet, habitués à nous définir par rapport à la tradition juive, au christianisme et à la pensée grecque, nous nous découvrons avec Heidegger héritiers des seuls Grecs : il n’y a de pensée que grecque, y compris la pensée chrétienne, et la foi christique, qui doit être séparée des tâches de la pensée, repose sur la traduction grecque du texte néotestamentaire. Il y a donc exclusion de l’héritage hébraïque, dont Paul Ricœur s’était étonné sans recevoir de réponse satisfaisante – ni du philosophe, ni de son disciple Jean Beauffret – et qui est soulignée par Emmanuel Levinas. Mais si Levinas a raison de pointer ce qui oppose radicalement Heidegger à la tradition juive, par son refus de l’Autre et dans son abandon du souci éthique, n’y aurait-il pas comme un écho de la parole biblique dans l’expression de cette pensée qui semble ne l’avoir jamais écoutée ?

Telle est l’hypothèse qui a guidé Marlène Zarader dans une relecture qui dévoile le projet et les procédés du philosophe allemand. Or ce qu’elle découvre n’est pas une simple trace mais un rapport étroit, une étrange reprise de la tradition hébraïque qui explique sans doute la fascination exercée par le verbe heideggérien. Une nostalgie troublante, trouble peut-être, nous saisirait à l’écoute de cette parole, comme si nous l’avions déjà entendue, comme si elle nous disait quelque chose de l’origine des êtres et du commencement du monde. Telle est bien l’intention du philosophe : retrouver la pensée originelle, cette pensée authentiquement pensante qui est pensée de l’être, advenue avant la métaphysique occidentale chez les Présocratiques et dont Heidegger nous annonce le retour.

On comprend que le philosophe allemand soit considéré comme un prophète génial, qui dans ses fonctions d’interprète, de médiateur et d’annonciateur ressemble fort aux prophètes bibliques qu’il récuse cependant au profit des poètes de l’Occident. Et pourtant, c’est bien la tradition hébraïque qu’il reprend, dans sa philosophie du langage conçu comme écoute de l’appel de l’être qui est recueilli dans la parole poétique. Et la pensée, définie comme écoute de la langue, comme mémoire fidèle et reconnaissante de ce qui est donné à penser, n’est point différente de son essence hébraïque. Quant à l’interprétation, elle est définie par Heidegger comme cheminement vers l’impensé originel, comme découverte et délivrance du non-dit, comme nouvelle révélation : Marlène Zarader montre la double dette du philosophe à l’égard de l’herméneutique juive – dette cachée – et à l’égard d’Hölderlin, dont l’héritage est clairement revendiqué mais non moins nettement séparé de sa source orientale.

Héritage expurgé, dettes cachées, dettes honteuses : Martin Heidegger n’est pas ce génie de campagne marchant sur son chemin de campagne vers la clairière de l’être, dans le souvenir du « coup d’envoi » inaugural des Grecs, ni ce « berger » soucieux de l’origine du troupeau – « l’homme est un poème que l’être a commencé » – et clôturant la métaphysique pour annoncer l’ad-venue destinale dont il a le secret. Le vénéré professeur s’abreuve aux mêmes sources que ses collègues, et se nourrit des mêmes œuvres. Qu’il ne les cite pas toutes n’a rien d’étonnant, et il n’est pas le seul philosophe à avoir annoncé une fin de l’histoire. Ce qui intrigue, c’est que cet homme si soucieux de l’origine, cet humble gardien de la pensée fidèle et reconnaissante, se soit acharné à effacer dans sa philosophie et dans l’histoire occidentale la Parole fondatrice et la tradition qui l’a méditée.

Heidegger récupère, donc reconnaît, puis dénie toute importance et toute existence à ce que Marlène Zarader exhume comme autant d’éléments constitutifs de sa pensée. Il s’aperçoit qu’on a oublié l’être depuis Platon, mais pas de son propre oubli de la tradition juive dans sa propre philosophie ! On ne saurait voir dans cette dénégation l’effet d’un banal orgueil intellectuel, ni cette méconnaissance de la tradition hébraïque qui serait le propre de la théologie chrétienne. Cette appropriation clandestine d’un héritage dont il s’interdit par ailleurs l’usage sous prétexte qu’il n’aurait jamais existé – comble de la mauvaise foi – permet à Heidegger d’inventer un nouvel Occident enfin purifié. « Purifié, dit Marlène Zarader, parce que renvoyé à la prétendue simplicité de son origine – une origine sans dualité ni altérité, donc sans tache ».

Comme l’Allemagne romantique – mais pas comme Hölderlin qui demeure fidèle à la mémoire juive et chrétienne – Martin Heidegger a rêvé que son pays serait la Grèce de l’Occident moderne : une nouvelle Grèce fidèle à la parole originelle, au logis des Présocratiques, mais encore plus originellement fidèle au Gedanc allemand – à ce qui est inaugural dans la langue allemande, dans l’authentique pensée allemande.

Marlène Zarader ne va pas plus loin, soucieuse qu’elle est de s’en tenir à l’analyse philosophique. Mais il est permis de se demander si Heidegger n’a pas exprimé subtilement les fantasmes que son Führer tenta de réaliser dans une purification sanglante, qui correspond au sinistre travail opéré par le philosophe allemand sur sa pensée. Son silence prendrait alors une terrible signification.

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(1) Marlène Zarader, La dette impensée, Heidegger et l’héritage hébraïque, Le Seuil, 1990.

Article publié dans le numéro 558 de « Royaliste » – 1991.

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