La monarchie dans la République – Entretien avec Alexandre Gilbert

Sep 26, 2022 | Partis politiques, intelligentsia, médias

1/ Pourriez-vous nous parler de votre rapport à la philosophie dont vous êtes diplômé depuis la fin vos études à Sciences Po ?

Quatre années d’études à la Sorbonne, de 1978 à 1982, m’ont permis d’accéder à des œuvres distraitement survolées quand j’étais au lycée. Je suis resté depuis cette belle période un étudiant en philosophie. Platon et Aristote sont toujours à portée de ma main. Les Pensées de Pascal aussi. J’ai beaucoup lu Hegel, sans être hégélien et, sur un plan tout personnel, Vladimir Jankélévitch m’accompagne depuis quarante ans.

C’est surtout la philosophie politique que je travaille avec mes camarades. Nous avons appris la philosophie de la République avec Blandine Kriegel, notre fraternité intellectuelle avec Régis Debray est manifeste et notre dialogue avec Marcel Gauchet est permanent depuis Le désenchantement du monde. Neutres dans le domaine religieux, nous sommes très attentifs à la théologie du politique de Bernard Bourdin. Je suis en train de présenter à nos lecteurs l’admirable ouvrage que Daniel Sibony a consacré à Shakespeare.

2/ Pourriez-vous nous expliquer ce qu’est l’empirisme organisateur de Charles Maurras ?

Mission impossible ! L’empirisme organisateur n’existe pas. C’est un concept fictif inventé dans les années soixante à partir de quelques phrases de Maurras. Le chef de l’Action française n’avait pas étudié la philosophie. L’histoire non plus, d’ailleurs. C’était un homme de lettres, un polémiste à l’ancienne qui s’est égaré dans la politique jusqu’à soutenir Pétain. On ne trouve pas trace de lui dans le débat philosophique, et cette absence n’est certainement pas l’effet d’une censure. Martin Heidegger est encore plus sulfureux que Maurras et pourtant on ne cesse de le lire et de le discuter.

Si l’on affirme que l’empirisme organisateur est tout entier dans la pratique maurrassienne, le résultat de cette prétendue méthode d’analyse est catastrophique. En moins de vingt ans – 1926-1945 – l’Action française a réussi à se faire condamner par le Vatican, puis par la famille royale et enfin par la justice française pour faits de collaboration. Au fil de ces épreuves, le royalisme s’est rétréci comme une peau de chagrin.

3/ Comment définiriez-vous la philosophie de Pierre Boutang, qui fut l’ami du philosophe chrétien Gabriel Marcel puis du philologue George Steiner ?

Le plus simple est de reprendre le titre de sa thèse, qui fut ensuite publiée : c’est une ontologie du secret. L’œuvre philosophique de Pierre Boutang se situe au-delà du domaine politique mais le souci de la cité n’est jamais perdu de vue. Le pouvoir politique est envisagé dans la perspective d’une “modification chrétienne”. Je n’en dirai pas plus. J’ai été l’élève de Pierre Boutang à la Sorbonne mais je ne me compte pas parmi ses disciples. Son collège Claude Bruaire, auteur entre autres ouvrages de La raison politique, a eu beaucoup plus d’influence sur moi dans le domaine de la philosophie politique.

J’ajoute que Pierre Boutang, malgré ses emportements, a été beaucoup plus lucide que Jean-Paul Sartre et qu’il a mieux réussi son engagement dans le siècle. Il a dirigé un journal – La Nation française – qui a contribué à la renaissance du royalisme après la Libération et il a compris le projet politique du général de Gaulle, très proche du chef de la Maison de France après son retour aux affaires en 1958.

3/ Qui représente selon vous le mieux le royalisme en philosophie de nos jours ?

Il n’y a pas de philosophe officiel ou officieux du royalisme et il n’y a rien à regretter de ce point de vue : le royalisme est un choix militant, qui peut être éclairé par diverses philosophies. Il y a par exemple un monarchisme hégélien et un autre qui s’inspire des penseurs libéraux du XIXème siècle, en opposition au courant traditionaliste.

La monarchie royale est une des formes politiques possibles que peut prendre la République, qui est quant à elle un corps de principes. Ce qui est décisif pour le long terme, c’est la manière dont plusieurs philosophes français repensent depuis une trentaine d’années la question du Politique, en lien avec le souci de la souveraineté.

4/ Peut-on parler d’une différence philosophique entre la royauté britannique, espagnole ou même luxembourgeoise d’un côté et le monarchisme français de l’autre ?

Toutes les monarchies européennes couronnent des sociétés démocratiques et des institutions parlementaires selon le principe de l’arbitrage d’une autorité symbolique qui est indépendante des partis. Cette symbolique politique, qui prend la forme d’une incarnation royale, tient au fait que l’autorité de la personne souveraine assure le lien entre les individus qui composent la collectivité. L’incarnation royale est celle d’un simple mortel – la naissance, le mariage, les enfants, la mort d’un roi ou d’une reine ne diffèrent pas de celles des autres citoyens – mais elle permet au peuple tout entier d’avoir une représentation vivante de l’histoire collective et recèle une promesse d’avenir. Tels sont les traits communs.

Il y a aussi de nettes différences. Les récentes funérailles d’Elisabeth II nous rappellent que le monarque britannique est le seul en Europe à être sacré et que cette monarchie opère la confusion du politique et du religieux puisque le monarque est le chef de l’Église anglicane. La reine du Danemark et le roi de Suède ne sont pas les chefs de l’Eglise luthérienne et il y a une nette distinction des pouvoirs politique et religieux en Espagne et en Belgique.

5/ Qu’est devenue la Nouvelle Action Royaliste que vous avez initiée dans les années 70 ?

Nous avons toujours lié les tâches de la réflexion, la stratégie de notre mouvement et la participation à la vie politique, selon la hiérarchie que je viens d’indiquer, qui permet d’éviter les arrangements “pragmatiques”. Ceci avec des succès et des revers.

Dans le domaine de la réflexion, nous vivons depuis cinquante ans une très belle aventure intellectuelle, menée dans le dialogue permanent avec de très grands penseurs et d’excellents chercheurs qui ne partagent pas notre conviction royaliste mais qui nous permettent de concevoir clairement le Politique en tant que tel et dans toutes ses modalités. Ce dialogue se déroule en public, dans le cadre des Mercredis de la NAR. Au cours de ces réunions, que l’on peut retrouver sous forme de vidéos sur le site YouTube de la NAR, nous menons des discussions approfondies avec des historiens, des anthropologues, des sociologues, des économistes, des diplomates, des théologiens, des écologues…

C’est ainsi que nous tentons de comprendre le monde et que nous pouvons envisager une transformation en profondeur de notre société et une réorganisation de l’Europe continentale selon une nouvelle politique étrangère. Nous nous retrouvons lors de nos congrès annuel pour élaborer nos propositions qui forment un programme de gouvernement. Cela peut paraître artificiel, mais ce programme nous permet de déterminer les alliances politiques qui sont possibles et celles qui ne le sont pas. J’ajoute que ce programme nous situe clairement dans la postérité du gaullisme et qu’il est très proche des propositions formulées par les personnalités de la mouvance hétérodoxe en économie – hostile à l’orthodoxie néolibérale – et des groupes qui défendent la souveraineté de la nation.

Notre bimensuel Royaliste rend largement accessible ce travail analytique, critique et constructif. Le nombre de ses lecteurs n’est pas considérable mais nous comptons parmi eux de nombreuses personnalités du monde intellectuel. Somme toute, la Nouvelle Action royaliste forme une société de pensée reconnue et respectée.

Dans le domaine de la participation à la vie politique, le bilan est très contrasté. Ma candidature à la présidentielle de 1974 nous a permis de nous situer sur le terrain électoral, en rupture avec la droite. Notre soutien à François Mitterrand en 1981 puis en 1988 nous a permis de participer de différentes manières à la vie institutionnelle mais nous n’avons pas pu faire élire de députés royalistes. Dans le domaine associatif, nous avons participé très activement aux campagnes antiracistes des années quatre-vingt et milité dans les quartiers difficiles. Notre entrée à la direction du Pôle républicain en 2002, en soutien à Jean-Pierre Chevènement, aurait pu nous permettre de réaliser notre vœu : constituer un grand parti national-républicain destiné à remplacer le parti socialiste déclinant et à marginaliser le Front national en permettant aux Français de renouer avec le projet gaullien. Le ralliement de Jean-Pierre Chevènement à un Parti socialiste entré depuis longtemps sur la voie des renoncements, à ruiné cette espérance.

La défection de Jean-Pierre Chevènement a condamné à la marginalité les gaullistes, les socialistes patriotes et les communistes qui, comme nous, avaient rejoint l’ancien ministre de François Mitterrand. Malgré nos efforts et ceux d’un collectif qui s’était constitué lors de la révolte des Gilets jaunes, nous n’avons pas pu relancer une organisation commune, capable d’intervenir de façon significative dans le jeu politique.

Comme toutes les autres formations, la Nouvelle Action royaliste est dépendante de la conjoncture politique. Il est possible et souhaitable que la crise multiforme qui frappe notre pays ouvre de nouvelles perspectives. Nous nous préparons activement à cette éventualité.

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Entretien accordé à Alexandre Gilbert pour le Times of Israël, 26 septembre 2022

 

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