Le souvenir de l’Algérie libérée en novembre 1942 est généralement associé aux débats relatifs à l’exécution de l’amiral Darlan et au conflit entre le général de Gaulle et le général Giraud. On néglige trop souvent le résultat de ces tempêtes : l’établissement de la République française d’Alger selon l’heureuse définition de Jean-Louis Crémieux-Brilhac (1).

Reconnu de manière restrictive le 26 août par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne mais pleinement par l’Union soviétique, le Comité français de libération nationale (CFLN) gouverne un empire de cinquante millions de sujets et  la Corse libérée en septembre-octobre 1943 par l’Armée française dont les effectifs atteindront 560 000 hommes en septembre 1944. Le CFLN gère un budget, prépare des mesures monétaires pour la métropole et rétablit la légalité républicaine : retour à la liberté d’association et à la liberté syndicale, réintégration des fonctionnaires sanctionnés, abrogation des mesures contre les sociétés secrètes et confirmation du décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui confère la nationalité française aux juifs d’Algérie. La liberté de la presse permet l’expression des courants politiques : les gaullistes publient Combat et La Marseillaise ; Liberté est l’organe du Parti communiste, Fraternité celui des socialistes. Bien entendu, les partis se sont réorganisés – le Parti radical tient un congrès en juin 1944, les socialistes de la SFIO organisent plusieurs congrès départementaux – et sont représentés au CFLN : Henri Queuille, qui est vice-président du Comité et Pierre Mendès-France qui a la charge des Finances, sont radicaux ; André Philip, André Le Troquer et Adrien Tixier sont socialistes. Plus tard, les communistes entreront au Gouvernement provisoire. Les représentants de la Résistance sont eux aussi de différentes tendances : Henri Frenay incarne la droite traditionnelle, François de Menthon est démocrate-chrétien, Emmanuel d’Astier de la Vigerie se situe très à gauche.

Sans cesse repris d’Henry Rousso (2), le thème de la “mise entre parenthèses” de Vichy pour faire valoir l’unanimisme gaullien ne résiste pas au rappel des faits. Le CFLN et le Gouvernement provisoire ont mené, en Algérie, une politique d’épuration fondée sur la Déclaration de Brazzaville de novembre 1940 et qui provoque de vifs débats au sein de l’Assemblée consultative. La moitié des amiraux sont contraints de quitter le service, deux d’entre eux sont incarcérés, plus de mille officiers sont sanctionnés ainsi que 500 fonctionnaires ; Pierre Pucheu, ancien ministre vichyste de l’Intérieur, est exécuté.

Les exigences primordiales de la guerre n’ont pas empêché les débats institutionnels, à Londres et à Alger. Nul n’ignore que la République française d’Alger n’est pas encore démocratique, faute de consentement exprimé au suffrage universel sur l’ensemble du territoire national. Pour rétablir la souveraineté populaire, il avait été envisagé d’appliquer la loi Tréveneuc du 22 février 1872, qui prévoit la formation d’une Assemblée nationale composée de délégués des conseils généraux si le Parlement est illégalement dissous ou empêché de siéger. Mais Jean-Louis Crémieux-Brilhac explique (3) que les notables ruraux chargés d’élire des délégués étaient, dans certains départements, passibles d’une condamnation à l’indignité nationale. A Alger comme dans la Résistance intérieure, personne ne souhaitait recourir, dans de telles conditions, à la loi de 1872. Au CFLN puis au gouvernement provisoire, on accepta cette situation insatisfaisante tout en veillant au rétablissement de la légalité telle qu’elle résultait de l’œuvre de la IIIe République et en préparant le retour à la démocratie dès la libération du territoire.

Au CFLN puis au Gouvernement provisoire, à l’Assemblée consultative, dans les partis et dans la presse, les questions mises en débat portent sur la légalité, la légitimité et la révolution, sans que ces termes soient considérés comme contradictoires. Les gaullistes, dans Combat, affirment que le CFLN doit se fixer comme objectif de “refaire la République et faire la véritable Révolution”. Les communistes rêvent de démocratie directe et les démocrates-chrétiens aspirent à une révolution par la loi. Certains membres du Gouvernement provisoire défendent des thèses restauratrices. On discute de la légitimité, quelques-uns récusent le concept, d’autres ne le distinguent pas de la légalité ; beaucoup s’accordent sur une définition de la légitimité républicaine tout entière fondée sur le respect de la légalité. La question de l’avenir de la IIIe République est dans toutes les têtes. Restaurateurs possibles d’institutions inchangées, les anciens ministres de la IIIe République – Henri Queuille, Vincent Auriol, Félix Gouin –  sont regardés avec méfiance par la jeune génération combattante. D’éminents juristes – René Cassin, André Hauriou, Paul Coste-Floret – participent au débat sur la réforme des institutions (4).

Évoquant les “diverses familles d’esprit” qui composent l’Assemblée consultative, le général de Gaulle distingue les “poètes de l’action, [qui] s’enchantaient de l’air d’héroïsme et de fraternité que respirait la résistance”, les communistes qui militaient pour leur compte en bloc compact et les “politiques” qui servaient de leur mieux la cause de la France mais qui “ne s’empêchaient pas cependant de penser à leur carrière, de manœuvrer pour se faire valoir suivant la norme de leur profession, de considérer l’avenir sous l’angle de l’élection, des fonctions, du pouvoir, qu’il pourrait un jour leur offrir”. C’est dans la lucidité, non dans l’illusion unanimiste, que s’effectue la politique de l’unité nationale. Et le Général de conclure : “Au total, voyant autour de moi ces compagnons courageux et d’une immense bonne volonté, je me sentais rempli d’estime pour tous et d’amitié pour beaucoup. Mais aussi, sondant leurs âmes, j’en venais à me demander si, parmi tous ceux-là qui parlaient de révolution, je n’étais pas, en vérité, le seul révolutionnaire” (5).

(à suivre)

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1/ Jean-Louis-Crémieux-Brilhac, La France libre, De l’Appel du 18 Juin à la Libération, Gallimard, 1996. Voir les chapitres consacrés à “La République française d’Alger”, p. 553-651.

2/ Cf. Henry Rousso, Vichy, L’événement, la mémoire, l’histoire, Folio/Histoire, 2001, page 334.

3/ Cf. Jean-Louis Crémieux-Brilhac, op. cit. page 615.

4/ Sur les points énumérés ici, lire l’étude publiée par Hervé Bastien dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 37, numéro 3, juillet-septembre 1990, pp. 429-451 : “Alger 1944, ou la révolution dans la légalité”. Disponible sur Internet.

5/ Général de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome II : L’unité, Plon, 1956, p. 153.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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