La République incertaine – Entretien avec Blandine Kriegel

Jan 25, 1993 | Res Publica

Philosophe et historienne du droit, Blandine Kriegel est en train de composer une œuvre qui éclaire d’un jour nouveau les problèmes politiques français et qui devrait engendrer des réformes aussi décisives que concrètes. Elle a notamment publié voici quelques mois un ouvrage, « La République incertaine » qui permet de repenser les questions qui touchent à la définition de la République et à l’avenir de la démocratie.

Royaliste : En quel sens peut-on parler de « République incertaine ?

Blandine Kriegel : Ce caractère d’incertitude tient d’abord au fait que la République s’est multipliée : nous en sommes à la cinquième et, aujourd’hui, certains juristes et hommes politiques envisagent une sixième République. Et puis, cette République a été plusieurs fois renversée (par les deux Bonaparte, par Vichy) et elle fut souvent chancelante – pensons à Février 1934, à Mai 1958 et à Mai 1968. En outre, la République est à ce point hésitante qu’elle n’a jamais pu vaincre ses ennemis irréductibles : disant cela, je ne pense pas aux royalistes, puisque la monarchie peut être républicaine, mais aux totalitaires de tous bords. Actuellement, la crise de confiance à l’égard des représentants de la nation, le malaise dans la citoyenneté, l’interrogation sur notre culture nationale montrent à quel point la République demeure fragile.

Royaliste : Dès lors, comment situez-vous votre œuvre ?

Blandine Kriegel : Je me suis interrogée sur les causes structurelles de cette crise multiforme et c’est une partie de cette recherche que je publie dans « La République incertaine ». Les résultats auxquels j’aboutis s’écartent des conclusions présentées par Alain Finkielkraut dans « La Défaite de la pensée », par Marc Fumaroli dans « L’’État culturel », par Régis Debray dans « Vive la République ». Pour ces auteurs, la société républicaine aurait été corrompue dans sa civilisation, dans sa culture, dans sa vertu, par les organes nouveaux de la société démocratique – qu’il s’agisse de l’action culturelle de l’État, ou des médias. C’est Régis Debray qui a été le plus rigoureux dans cette critique, en estimant qu’il existe une opposition absolue entre la démocratie (entendez par-là l’Amérique, le marché, l’individu) et la République c’est-à-dire l’État, la laïcité, le sens civique de la collectivité. Mais aucune de ces interprétations, qui se fondent toutes sur l’idée de décadence, exprimée naguère par des auteurs tels que Pareto et Valéry, ne me paraissent satisfaisantes.

Royaliste : Pourquoi ?

Blandine Kriegel : L’opposition radicale entre République et démocratie n’est pas justifiée. Il faut d’abord savoir de quoi l’on parle quand on évoque la République. L’idée républicaine trouve son origine chez Aristote, au livre I de la Politique, qui définit la République (Politéia) comme une société fondée sur l’intérêt général alors que la société despotique a pour fin l’intérêt particulier. Aristote ajoute que dans la société républicaine l’autorité s’exerce sur des hommes libres, alors que l’autorité du despote est celle du maître sur l’esclave.

Cette définition posée, Aristote précise que le régime politique reste en question et, dans un autre chapitre de « La Politique », il propose une typologie qui est devenue canonique : une République peut être monarchique si le monarque a en vue l’intérêt général et non son intérêt privé, elle peut être aristocratique si les aristoï (les meilleurs) ont ce même souci, et elle peut être démocratique si le grand nombre (demos) fait lui aussi prévaloir l’intérêt général. Autrement dit, la question de la République et la question de la démocratie ne sont pas du même ordre : la question de la République concerne la finalité de la politique, son objet (en vue de quoi ?) et celle de la démocratie porte sur l’exercice du pouvoir, elle concerne le sujet (qui exerce ce pouvoir ?). Il n’y a donc pas d’antinomie, ni d’alternative, entre la République et la démocratie : la République peut être démocratique.

Royaliste : Dans la théorie et dans l’histoire, quel est le lien entre la République et la monarchie ?

Blandine Kriegel : L’idée républicaine réapparaît à la Renaissance, chez Machiavel (ses « Discours sur la deuxième décade de Tite Live » de 1513) et chez Bodin (les « Six livres de la République »de 1576) et elle va se développer dans ce qu’il faut appeler sans forcer le trait les monarchies républicaines qui s’affirment en France et en Angleterre. C’est dans le cadre de cette idée républicaine qu’ont été élaborées les pièces maîtresses du droit politique moderne : le droit des États, c’est-à-dire la doctrine de la souveraineté, et les droits de l’homme.

Dans mon livre, j’examine les ouvertures et les impasses que nous devons à la doctrine de la souveraineté, qui est la grande innovation du XVIe siècle et la pierre d’angle des États modernes. Il y a en effet une ambivalence dans cette doctrine de la souveraineté à la fois dans son contenu et dans son développement car elle comporte deux aspects qui ne sont pas cohérents. Le premier aspect, c’est le caractère anti-impérial de cette doctrine : elle fonde l’indépendance des États contre l’idée de monarchie universelle et elle fonde l’idée de la primauté de la politique intérieure sur la politique extérieure en établissant le principe d’un pouvoir qui arbitre par la paix et non par la guerre, par le droit et non par la puissance militaire. Pour Bodin, le droit de glaive hérité de Rome et confisqué par le roi ne peut être exercé par celui-ci sans qu’il y ait procédure législative ; le droit de glaive institue une véritable démilitarisation de la société et il ne peut s’exercer contre le citoyen innocent qui bénéficie du droit à la sûreté. Ainsi, on passe de la puissance militaire à la puissance publique. Ce premier aspect de la doctrine de la souveraineté fonde l’équilibre européen et le droit international.

Royaliste : Dans le mouvement que vous évoquez, y-a-t-il place pour ce qu’on appelle aujourd’hui la laïcité ?

Blandine Kriegel : Oui. Le principe de la liberté de conscience a été développé en France par le parti des Politiques – Montaigne, Michel de l’Hospital, Jean Bodin – et il aboutit à l’Edit de Nantes. De même, à l’échelle européenne, il y a un mouvement en faveur de la tolérance qui est représenté par des auteurs chrétiens, qui se fonde sur la Kabbale, et qui trouve sa pleine expression philosophique avec Spinoza, pour qui la religion est une affaire de droit privé. Telle est la première genèse de la laïcité. Vous savez qu’il y en a aussi une seconde, qui procède du gallicanisme, et qui fait de la laïcité une religion d’État ; nous l’avons encore vu dans l’affaire du voile, lorsqu’on a exigé de deux fillettes musulmanes, au mépris de la liberté de conscience, qu’elles ôtent leur foulard avant d’entrer à l’école.

R o y a l i s t e : Venons-en au second aspect de la doctrine de la souveraineté…

Blandine Kriegel : Volontiers. Pour Bodin, la souveraineté est juridique, mais la loi est promulguée par la puissance administrative, par un acte d’autorité. Le pouvoir politique est de l’ordre de la volonté, du commandement, et il entre dès lors en contradiction avec le premier aspect de la doctrine de la souveraineté.

Royaliste : C’est cette contradiction qui tisse l’histoire de la souveraineté…

Blandine Kriegel : En effet. Cette histoire commence bien, dans les monarchies républicaines du XVIe et du XVIIe siècles. La définition du pouvoir souverain, c’est qu’il est à la fois absolu et limité – comme chez Hobbes qui est à la fois un penseur absolutiste et un penseur du contrat social, du droit à la sûreté. L’absolutisme tient au fait que chacun délègue au souverain sa capacité meurtrière, mais le pouvoir qui en résulte est limité par la loi divine, par la loi naturelle et par les lois fondamentales du royaume.

Mais dans la pratique française toutes ces limites ont été peu à peu outrepassées. La loi divine était représentée par la cérémonie du sacre et les libertés de l’église gallicane ; les rois de France n’avaient jamais utilisé le sacre pour poser au César-Christ comme le faisait l’empereur, mais au contraire se fondaient sur la tradition biblique, et reconnaissaient l’autorité spirituelle de l’Église sur les rois de France. Puis nous avons le roi-Soleil, les dragonnades, la révocation de l’Édit de Nantes, et la fameuse théorie du « droit divin » qui, ne l’oublions pas, s’impose au XVIIIe …

Les lois naturelles comportaient quant à elle le respect de la sûreté personnelle et de la propriété – ces droits étant effectivement inscrits dans la monarchie française. Mais vous savez que les droits de l’homme ont été théoriquement énoncés par des étrangers (le droit à la sûreté par Hobbes, le droit à la liberté de conscience par Spinoza, le droit à la propriété par Locke) et que l’Habeas corpus a été institué en Angleterre en 1689 alors que, aujourd’hui encore, la France n’en connaît que des éléments. A l’encontre de l’évolution anglaise, le droit pénal français établi au temps de Colbert et prolongé jusqu’à nos jours représente en effet une véritable régression quant au droit des personnes. La constitution coutumière, quant à elle, a fait les frais de la querelle avec les parlements.

Royaliste : Pourquoi cette dérive absolutiste ?

Blandine Kriegel : Elle tient au fait que la souveraineté est conçue chez Bodin comme un commandement, ce qui entraîne dans notre pays des poussées impériales – la dérive existe chez Louis XIV, elle s’exprime pleinement avec Napoléon – et le développement du droit administratif français. Même après la Révolution française, le pouvoir reste délié des lois, il continue à s’incarner dans une volonté, désormais « générale », il s’inscrit dans la pratique administrative et engendre le développement de la justice administrative. Cette théorie de la volonté oblige en outre le souverain à la pose héroïque, il tend à devenir un surhomme, un être-pour-la-mort. Enfin, ce second aspect de la doctrine de la souveraineté empêche la séparation des pouvoirs et ne laisse pas de place à la puissance de juger : nous n’avons toujours pas de pouvoir judiciaire en France puisque le pouvoir est « un et indivisible ». La crise actuelle de la justice, et celle de la magistrature, découlent de cette doctrine de la souveraineté. C’est dire que la République ne souffre pas de trop démocratie, comme l’affirme Régis Debray, mais de trop peu de démocratie.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 593 de « Royaliste » – 25 janvier 1993.

(1) Blandine Kriegel, La République incertaine, Quai Voltaire, 1992.

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