Rédacteur en chef du Figaro, Joseph Macé-Scarron est l’auteur de plusieurs essais politiques et de deux romans. Dans un livre récemment publié, il dénonce les pensées et les attitudes qui conduisent au repli dans de prétendues « communautés » religieuses, régionales, sexuelles, qui ont pour première caractéristique de nier ce que les êtres humains ont en commun.

En quoi le communautarisme est-il une imposture historique, culturelle et sociale ? Pourquoi engendre-t-il la violence et la haine ? Comment est-il récupéré par les marchands et utilisé par le pouvoir politique ? A ces questions, notre invité répond avec lucidité et courage.  

 

Royaliste : On parle beaucoup de communautarisme, mais on publie peu sur le sujet.

Joseph Macé-Scarron : Le communautarisme est rarement évoqué par les grandes formations politiques parce que c’est une question très sensible. Dans les publications, le mot n’est guère employé. On préfère en général parler de droit à la différence plutôt que de communautarisme : c’est le cas d’un disciple d’Alain Touraine, Michel Vieworka, auteur d’un livre qui reprend pourtant la vulgate communautariste telle qu’elle est exprimée aux Etats-Unis.

Royaliste : Comment définissez-vous le communautarisme ?

Joseph Macé-Scarron : Je commencerai par une définition en creux. Il faut établir une différence entre les communautés, au sens de l’Ancien régime, et le communautarisme. On prétend aujourd’hui que l’Etat a nié les communautés et autres corps intermédiaires d’avant 1789 et qu’on assiste à une revanche tout à fait normale et légitime sur le pouvoir absolutiste, jacobin, centralisateur… C’est là une fiction. Le mouvement actuel a très peu de points communs avec les anciens corps intermédiaires et le communautarisme est en lui-même étranger au concept de communauté.

Il n’est pas nécessaire de fréquenter l’Ecole des Hautes études en sciences sociales pour comprendre que la communauté implique nécessairement ce qui est commun, alors que le communautarisme désigne ce que nous avons en propre, notre singularité, nos particularités. Il y a donc un renversement complet de la perspective dans le communautarisme ethnique (en Corse, en Bretagne), dans les communautarisme religieux (musulman, judaïque, catholique) dans le communautarisme sexuel des groupes gay, lesbiens et dans ce que j’appelle le féminitarisme.

Royaliste : A propos de la Corse, la récente décision du Conseil Constitutionnel sur l’enseignement du corse marque-t-elle un coup d’arrêt aux démarche de type ethno-culturel ?

Joseph Macé-Scarron :  C’est ce que la droite affirme. Mais je remarque que, le jour de la décision du Conseil constitutionnel, le maire RPR de Lavaur, petite ville du sud de la France, a décidé d’interdire de donner à toute voie publique ou privée et à tout lotissement public ou privé le nom de Simon de Montfort parce que, au temps de la Croisade des Albigeois, une centaine d’habitants de Lavaur avaient été tués. Commentant cet arrêté municipal, ce jeune maire proche d’Alain Juppé déclarait qu’il se devait de préserver l’identité de sa ville et précisait que la culture occitane, c’est l’identité cathare.

Ce petit fait est exemplaire de la démarche communautariste. Celle-ci demande la reconnaissance : le maire de Lavaur veut que l’on reconnaisse qu’il y a eu un génocide dans sa commune. Il faut par conséquent qu’il y ait repentance : l’« Etat du nord » doit battre sa coulpe en raison des exactions commises. Enfin, on demande réparation : le maire demandera sans doute une subvention pour l’érection d’un monument commémoratif. Ce n’est pas encore fait mais le maire a déjà déclaré que sa commune avait eu plus de tués qu’à Montségur. Nous touchons-là le sommet de la folie communautariste, qui s’invente des génocides : plus il y eut de morts supposés, plus le poids de la communauté rêvée pèse lourd, plus on doit l’indemniser. J’ajoute que ce jeune maire a fait comme moi ses études à Neuilly-sur-Seine : je ne le savais pas occitan et je ne le savais pas cathare !

Royaliste : Peut-on inscrire cette profession de foi occitano-cathare dans une observation générale ?

Joseph Macé-Scarron : Oui ! Les communautés qui existent reposent sur une culture authentique et ouvrent sur l’universel : plus on pénètre les cultures juive et chrétienne, plus on s’élève à l’universel. Le communautarisme recèle le mouvement inverse : on s’enferme dans un petit monde clos qui est fondé sur l’inculture, sur la méconnaissance de la communauté qu’on invoque, le passé historique étant réduit à un bric à brac d’idéologie et de légendes qui anéantit l’histoire.

Ce qui n’empêche pas les communautaristes d’invoquer le « devoir de mémoire ». Mais dans leur conception, le passé n’est plus ce qui nous réunit, c’est un cauchemar qu’on fait à plusieurs. Reprenons l’exemple de la culture occitane : elle remonte aux Wisigoths, elle a bénéficié de l’apport musulman et le catharisme l’a fort peu influencée, mais les communautaristes se moquent de la vérité historique comme de la complexité occitane : ce qui les intéresse, c’est la possibilité de se présenter en victimes.

Ce bricolage culturel se retrouve sur le plan religieux comme l’a montré Gérard Leclerc en analysant les communautarismes cultuels.

Royaliste : Allez-vous jusqu’à nier le droit à la différence ?

Joseph Macé-Scarron : Bien sûr que non. Nous avons les uns et les autres nos différences et nous souhaitons tous qu’elles soient reconnues. Mais le communautarisme fait passer de l’affirmation du droit à la différence à la revendication de droits différents, donc de la règle générale à des droits particuliers. Les véritables communautés – par exemple la famille – les associations, les groupes politiques et syndicaux sont soumis à la règle générale. Et certaines organisations sociales, qui ont leurs particularités, sont constituées en vue de donner à des citoyens de seconde zone un statut de plein droit. Telle est selon moi l’esprit de la loi sur le Pacs, qui est républicain puisqu’il vise à l’égalité.

La démarche communautariste ne vise pas à réparer une injustice sociale, à obtenir que le droit soit le même pour tous : il s’agit de « produire » une différence qui permet de s’extraire de la collectivité civique, et d’obtenir des droits particuliers qui permettent l’autogestion d’un groupe.

Royaliste : Par rapport au développement du communautarisme, comment envisagez-vous la question de la décentralisation ?

Joseph Macé-Scarron : De nombreux dirigeants politiques nous disent qu’il faut étendre à l’ensemble de notre pays le statut de large autonomie qui est prévu pour la Corse. Nous avons sous les yeux l’exemple espagnol : lorsqu’il fut décidé en 1998 de consentir à l’ensemble des provinces espagnoles d’importantes dévolutions de pouvoirs, les nationalistes basques ont affirmé que le Pays Basque était une nation, alors que les autres provinces n’étaient que des régions. Leur crainte, c’était qu’on ne reconnaisse plus leur propre différence ! Ce qui intéresse le communautarisme basque, ce n’est pas la liberté de tous les peuples, ce n’est pas la démocratie, ni la justice sociale, mais le statut qui permettra l’affirmation d’une absolue différence par rapport à tout ce qui n’est pas la société refermée sur elle-même. Dans toutes ses manifestations, le communautarisme débouche sur un intégrisme identitaire, qui engendre la haine.

Royaliste : Pourquoi ?

Joseph Macé-Scarron : Prenons la communauté portugaise, avec ses cafés, ses publications, sa radio… Elle n’a jamais exposé de revendications particulières, malgré les plaintes que pourraient exprimer ses ressortissants : en France, les Portugais forment une communauté de protection, qui réunit des personnes qui sont dans une situation de fragilité sociale. Au contraire, le communautarisme met en péril les personnes qui en sont membres. Les groupes communautaristes développent un discours de haine – par exemple le racisme des indépendantistes corses à l’encontre des immigrés maghrébins. Je cite également les affirmations démentes et haineuses de divers mouvements intégristes religieux – et pas seulement des groupes arabo-musulmans. Toutes les formes de communautarismes s’inscrivent dans une logique de guerre identitaire, ce qui entraîne des répliques violentes ouvrant vers des vengeances sans fin.

Royaliste : Vous dites également que le communautarisme se manifeste par des stratégies commerciales…

Joseph Macé-Scarron : Je fais référence au livre d’une sociologue canadienne, (Naomy Klein), qui a milité dans de nombreux groupes communautaristes jusqu’au moment où elle s’est rendu compte que tous les combats qu’elle menait débouchaient sur des parts de marché. Elle a donc fait une enquête générale et elle s’est aperçue que la guerre identitaire est aussi une guerre de marques : il est vrai que le capitalisme actuel cherche à produire de la différence pour conquérir de nouvelles clientèles qui se recrutent dans les groupes et groupuscules qu’on trouve sur Internet. Par exemple, les véliplanchistes végétariens constituent deux segments intéressants – pour les marchands de sports et les vendeurs de produits diététiques.

Royaliste : Nous nous éloignons de l’indépendantisme basque et des nostalgies cathares …

Joseph Macé-Scarron : C’est que nous allons voir arriver des communautarismes complètement artificiels, des identités de vitrine. Vous connaissez les marques de vêtement qui ont été récupérées par des jeunes de banlieues, puis refaçonnées par les fabricants à ces mêmes jeunes qui sont censés affirmer leur identité en portant ces vêtements. Aux Etats-Unis, on vend à la jeunesse noire la « richesse blanche » sous forme de fringues. En France, les incidents lors du match France-Algérie n’ont aucun sens par rapport à la politique d’intégration : les jours de match, on vend aux jeunes un « package » qui comprend un survêtement, des drapeaux tricolore ou vert et blanc et le discours compatible. Les affaires sont les affaires et, de ce point de vue encore, le communautarisme réduit l’individu à son étiquette.

Il y a quelques années encore, on reconnaissait à une même personne une pluralité de goûts, de sentiments, d’opinions, d’idées, d’affinités et on faisait référence à une même humanité orientée par un certain nombre de valeurs universelles. Aujourd’hui, c’est tout le contraire qui est en train de se produire : l’humanité est complètement éclatée, et l’individu est défini selon une étiquette une et indivisible.

Royaliste : La République est-elle en danger ?

Joseph Macé-Scarron : Je ne suis pas de cet avis. L’Etat n’est pas en danger parce que le communautarisme est la providence de l’Etat. Alain Touraine et Lionel Jospin l’ont très bien compris il est beaucoup plus facile de redistribuer des droits à la différence que de redistribuer des biens. Reconnaître des droits à la différence sexuelle, religieuse, régionale, c’est beaucoup plus facile et plus avantageux que la mise en œuvre d’une politique de justice sociale.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 790 de « Royaliste » – 18 mars 2002.

Joseph Macé-Scarron, La tentation communautaire, Plon, 2002.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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