La Turquie selon J-F. Colosimo – par Dominique Decherf

Déc 11, 2020 | Billet invité

Ancien ambassadeur de France, auteur de plusieurs essais et d’une biographie de Jacques Bainville publiée aux éditions Bartillat en 2000, Dominique Decherf a lu l’essai que Jean-François Colosimo vient de consacrer à la Turquie.

Sainte-Sophie, les migrants, le Haut-Karabagh, les extraits choisis du « Figaro » du 3 novembre pourraient faire ranger l’ouvrage de Jean-François Colosimo dans la catégorie des pamphlets anti-turcs. Or derrière l’actualité immédiate, c’est une rare plongée dans l’Histoire qui pourrait permettre d’avancer dans la compréhension non pas comme le dit le sous-titre de « jusqu’où ira la Turquie ? » mais d’où elle vient.

L’argument raisonnable peut être résumé en trois points :

  • Il n’y a qu’une seule et même Turquie.
  • La Turquie moderne souffre du syndrome de ses origines.
  • « Ce n’est pas elle qui change, c’est le monde qui change autour d’elle » (p.82).
  • Le grand mérite de J-F. Colosimo est de relativiser l’opposition entre Kemal et Erdogan. Il met en valeur au contraire tout ce qui les rapproche. « L’Erdoganisme vit de la certitude qu’il n’est pas venu abolir le kémalisme mais l’accomplir » (p. 165). L’erreur occidentale a été de vouloir distinguer entre bons et mauvais turcs, laïques et fondamentalistes, européens et anatoliens, occidentalistes et orientalistes. Il y a consensus sur l’essentiel. Il y a un problème turc et pas seulement un problème Erdogan.
  • L’acte de naissance de la Turquie moderne en 1923 était « contrarié » (p.10) par les conditions dont il était assorti. Le traité de Lausanne était certes plus accommodant que celui de Sèvres qui ramenait le territoire à un « canton asiatique » (Bainville), une enclave anatolienne, bref au camp tartare. La Turquie indépendante ne peut exorciser ses « fantômes » que grâce à une affirmation de soi, une fuite en avant perpétuelle, une tension permanente pour repousser les lignes de démarcation fixées à son origine. Elle ne peut abandonner son ambition extérieure, sa force de projection, l’idée de la conquête, sous peine de relégation en seconde ou troisième division.
  • « Néo-ottomanisme », pantouranisme, panislamisme, ne sont que des leurres, des instruments utilisés au gré de l’occasion (« mot-clé » p.174). Erdogan sait bien que ces objectifs, refaire l’Empire, dominer l’Oumma, restaurer le califat, sont hors d’atteinte. Mais il en a besoin comme finalité, pour tendre l’arc turc. Sa politique de force obéit à une logique propre, stratégique, non idéologique ou religieuse : celle d’« une Grande Turquie, propriétaire non pas des anciennes terres impériales, mais des voies permettant d’y accéder et de s’en faire des alliées » (p. 176). Que ces voies (de l’énergie, du transport maritime, de la soie) « viennent à être coupées et le plateau anatolien retourne à l’état d’enclave rongée par l’ennemi intérieur, bornée par l’ennemi extérieur. » (p.129)

L’approche de J-F. Colosimo, qui peut être qualifiée d’identitaire ou d’essentialiste, souffre de ne pas être suffisamment contextualisée. Il voit bien pourtant que la multiplication des fronts à laquelle on assiste ces derniers mois tient à l’occasion fournie par le vide qui s’est creusé autour de la Méditerranée et au Moyen-Orient notamment par le retrait américain, mais aussi à une tentative avortée de déstabilisation intérieure. On peut refaire ainsi l’histoire des cent ans de république et au-delà, marquée par des alternances d’opposition et de symbiose entre le sabre et le turban, la caserne et la mosquée, au hasard de nombreux putsch militaires successifs (de 1908 à 2016). L’auteur se plait à en retracer à son gré la chronologie sans pourtant apporter d’éclairage nouveau sur le dernier qualifié de « pacotille » (p. 117) qui est pourtant pour beaucoup dans le changement de pied de la politique extérieure d’Erdogan.

On s’étonnera de l’absence de contexte extérieur : la plupart des guerres menées par la Turquie ont été défensives, cinq guerres avec les Russes au XVIII e siècle et cinq encore au XIXe sans parler de la Première Guerre mondiale (« occasion » du génocide arménien) et de la Guerre froide au XXe. Si Mustapha Kemal a gagné son titre de « Gazi » (Victorieux), c’est pour avoir arrêté en 1922 une folle offensive grecque vers Ankara bien au-delà de la zone qui avait été attribuée à Athènes par le traité de Sèvres, l’Ionie autour de Smyrne (Izmir). Quant à la partition de Chypre, la « carte de la déstabilisation » jouée par la Grèce aurait mérité plus qu’une brève parenthèse (p.137). De l’impéritie britannique, il n’est soufflé mot. Si l’on découvre p. 144 que l’archipel du Dodécanèse avec Rhodes n’est rattaché à la Grèce qu’en 1947, on ne nous dit rien de la manière dont l’Italie en avait fait l’acquisition sur les Ottomans avec la Libye, un des événements déclencheurs en 1911-1912 du fatal engrenage qui conduira à la Première Guerre mondiale.

Si l’on comprenait cet arrière-plan dans sa totalité, peut-être s’avancerait-on vers de possibles solutions au dilemme existentiel turc. On regrettera que l’auteur ait si peu de considération pour la tradition diplomatique européenne de défense de l’intégrité de l’empire ottoman ou celle des alliances de revers poursuivies par la France depuis François Ier – qualifiée par J-F. Colosimo d’« épisodique » (p.153) bien qu’il la rapproche de la prise de position en 1963 du général de Gaulle en faveur de l’union douanière, pour mieux critiquer celle-ci. La France ne prendra pas part à la « Sainte Ligue » victorieuse à Lépante (1571) ni à la levée du siège devant Vienne (1683). Elle enverra Vergennes auprès de la Sublime Porte à l’époque heureuse où Candide y cultive son jardin. Elle mène la guerre de Crimée avant d’admettre le Sultan au concert européen au Traité de Paris (1856). Elle sera la première à reconnaître Mustapha Kemal et à conclure un accord avec la Turquie moderne porté par le radical Franklin-Bouillon (1921), sans parler de la cession d’Alexandrette (1938). Belle continuité en vérité dont la cohérence repose sur le fait de hiérarchiser les menaces et surtout de ne pas se tromper d’ennemi.

Le Sabre ? Je réponds que ce serait folie que de vouloir exclure la Turquie de l’OTAN (p. 182) au risque de paver la voie à une déstabilisation recherchée par Poutine depuis l’élargissement en rupture de toutes les promesses des débuts de l’ère post-soviétique. Le « gaullisme » de l’approche d’Erdogan, l’ambivalence d’une partie du complexe militaire otanien lors du putsch manqué de 2016, devraient au contraire conduire le président turc à sortir de l’organisation atlantique.

Le Turban ? Là encore on se trompe d’ennemi. Je maintiens que ce serait folie de vouloir fermer les mosquées turques, tenant d’un islam conservateur, concordataire, j’irai même jusqu’à dire « laïque » si ce mot n’avait perdu son sens, l’islam du tarbouche et non du turban (signe des vieux-turcs moqués par Jules Verne dans « Kéraban-le-têtu »), l’islam des hodjas et non des mollahs, des foulards colorés et non du hidjab. Ce serait paver la voie à la déstabilisation recherchée par les fanatiques, quelle que soit leur dénomination, qui ont su reprendre à leur compte pour le pire l’institution du califat abandonnée en droit comme utopie et subsumée en fait comme apocalypse (je renvoie ici au philosophe Souleymane Bachir Diagne au 23e rendez-vous de l’histoire de Blois en octobre dernier).

L’Europe ? J’admets bien volontiers que la Turquie n’a pas sa place dans la « machine » (pour reprendre l’expression de Colosimo qui l’appliquait à la volonté d’uniformité des jeunes-turcs) des institutions de l’Union européenne telle qu’elle est devenue depuis le traité de Lisbonne et qu’il est « nécessaire » de lui trouver un cadre de substitution. Un « partenariat privilégié » ? « Hypothèse la plus crédible » (p. 155) ? C’était trop peu hier, c’est trop tard aujourd’hui. La Turquie a besoin d’être reconnue comme un partenaire « international » sur tous les fronts où elle se déploie. Il ne s’agit plus de la modeste « politique de voisinage » au sens de Bruxelles comme avec les Balkans occidentaux ou la Moldavie. La Turquie veut être reconnue comme une puissance à part entière. Ce serait folie de vouloir l’expulser d’Europe, non pas de l’UE mais de l’Europe de la Sécurité, au risque ici encore de paver la voie à sa déstabilisation voulue par la Chine sous couvert d’Eurasie et des routes de la Soie. Il en va ici de la Turquie comme de la Russie.

Il faut oublier la prétention à une « seconde Rome » (Byzance) et encore plus à une « troisième » (Moscou) voire à une quatrième (Washington) ou à une cinquième (Bruxelles). Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais qu’une seule Rome. Peut-être ainsi dépasserons-nous nos diverses phobies et philies, fantasmes et mirages, pour revenir aux seules réalités.

Dominique DECHERF

Jean-François Colosimo, « Le Sabre et le Turban. Jusqu’où ira la Turquie ? », Les éditions du Cerf, 213 pages.

 

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