L’Allemagne, entre essence et devenir – Entretien avec Georges-Henri Soutou

Déc 3, 2023 | Entretien

Royaliste : Qu’en est-il de l’Allemagne, de son essence et de son devenir ?

Georges-Henri Soutou: L’essence, c’est Wesen. Pendant la Première Guerre mondiale, il y avait un slogan fameux : “L’essence allemande guérira le monde”. Le devenir c’est Werden, c’est la base de toute pensée philosophique, de toute évolution politique, de toute réflexion historique. L’Allemagne se comprend selon cette dialectique entre l’essence et le devenir. Ce pays a en effet connu des évolutions très brutales : ainsi la chute de l’Empire de Guillaume II et la création de la République de Weimar qui n’était pas évidente. Tout commence avec l’article 1 de la Constitution de Weimar : “Le Reich allemand est une République”. Un Français y voit une contradiction interne alors que cette affirmation convient tout à fait aux Allemands. La même Constitution de Weimar évoque “l’Allemagne unie en ses tribus”. Il y a ces tribus, et une volonté unitaire qui existe depuis les guerres napoléoniennes…

Pendant la Guerre froide, les populations souhaitaient se réunifier – ce que les Français ont mis beaucoup de temps à comprendre. Je me souviens qu’à Berlin-Est on chantait la Lorelei au bord des lacs proches de la ville, alors que c’est le chant qu’on entonne sur le Rhin lorsqu’on passe près du fameux rocher. Il faut toujours avoir en tête le changement rapide des mentalités et des orientations en Allemagne – et même les changements de coalition parlementaire – et la continuité de certains sentiments fondamentaux liés à la langue et à la culture.

Royaliste : La guerre russo-ukrainienne et l’ensemble des tensions internationales sont-elles en train de provoquer des changements ou des bouleversements dans la politique allemande ?

Georges-Henri Soutou : La coalition qui est arrivée au pouvoir en 2021 avait un programme de transformation profonde du pays. L’immigration était encouragée, la réforme du droit de la nationalité était annoncée selon une conception proche du droit du sol, on prévoyait des réformes sociétales, la libéralisation de la drogue, l’abandon des énergies fossiles… La guerre en Ukraine a mis fin à des relations qui étaient très étroites entre l’Allemagne et la Russie. Puis le chancelier Scholz a pris position contre la Russie, augmenté les dépenses militaires et renoncé à l’importation de combustibles russes, sans que cette dernière décision soit aujourd’hui totalement respectée. C’est la stricte application d’une injonction de Luther : pecca fortiter sed crede fortius – “Pèche autant que tu veux mais crois encore plus fort” ! Cette formule vaut dans le domaine écologique, où la réalité est très loin du discours officiel allemand. On importe des combustibles fossiles parce qu’il faut faire tourner la machine.

A ce propos, il faut bien comprendre que les Allemands ne renonceront jamais à leur industrie, à la différence des dirigeants français qui ont délibérément sacrifié la nôtre. Mais nous constatons aujourd’hui que la coalition a changé complètement de programme, notamment par des mesures restrictives dans le domaine de l’immigration à l’opposé de la “culture de la bienvenue” (multiculturelle) célébrée par Angela Merkel – alors qu’elle avait fait l’apologie de la “culture dominante” lorsqu’elle est devenue chancelière…

Royaliste : Comment l’Allemagne envisage-t-elle le développement de son industrie au regard des contraintes écologiques ?

Georges-Henri Soutou : Le modèle industriel allemand a vieilli. Le quart de l’industrie allemande est consacré à la production de véhicules, ce qui est sans aucun doute excessif. L’industrie allemande n’a aucun problème de financement mais il y a un problème du coût de l’énergie. Les grandes sociétés chimiques ont besoin du gaz et pour éviter leur délocalisation en Chine ou aux Etats-Unis, toutes sortes de mesures sont prises pour assurer leur ravitaillement en gaz. Il a aussi été décidé que les industriels allemands paieront leur électricité beaucoup moins cher que les particuliers – ce qui était déjà la tendance.

L’industrie allemande a par ailleurs besoin de l’importation d’une main d’œuvre qualifiée. Il existe en Allemagne un excellent système de formation et les immigrés peuvent rapidement apprendre l’allemand qui est, par sa précision, une langue parfaite pour l’industrie.

Les dirigeants allemands ont pris conscience que l’Allemagne avait perdu dix ans – c’est aussi ce qui est reproché à Angela Merkel. Ils veulent rester dans la course à l’innovation et ils ont pris leur autonomie dans le domaine spatial.

Royaliste : Quelle est aujourd’hui la politique allemande d’exportation ?

Georges-Henri Soutou : La perte du marché russe est un coup très dur. J’observe la multiplication des efforts allemand en direction de l’Afrique. Quant à la Chine, j’estime que l’Allemagne restera sur une prudente réserve sur les questions géostratégiques pour continuer à vendre autant que possible sur le marché chinois et plus largement sur le marché asiatique. Les Allemands sont par ailleurs très conscients des efforts que font les Chinois pour s’implanter un peu partout – Pékin est le champion du monde pour l’enseignement des langues étrangères, devant Moscou, mais les Allemands sont eux aussi très avancés.

Royaliste : Par rapport à leur propre devenir, comment les Allemands voient-ils l’Union européenne ?

Georges-Henri Soutou :  Il n’y a pas de contradiction entre l’Allemagne et l’Union européenne. L’élargissement vers l’Ukraine, la Géorgie et les Balkans implique des transformations institutionnelles. Dans ce domaine, l’Allemagne a fait des propositions. La principale porte sur l’abandon du principe d’unanimité au profit du vote majoritaire, ce qui change la nature des institutions européennes. L’Allemagne ne remportera pas tous les votes mais elle obtiendra grâce à l’appui de petits pays des résultats très significatifs. Berlin veut maintenir l’euro mais durcir les contraintes en proposant des objectifs chiffrés de réduction des dettes des pays-membres.

La reconstruction de l’Ukraine représente quant à elle un enjeu énorme : l’industrie allemande y prendra une large part, devant l’industrie italienne et il ne restera pas grand-chose pour la France.

Il faut cependant souligner les lourdes incertitudes qui concernent les Etats-Unis. La société américaine connaît de profonds changements – on voit par exemple que les étudiants des universités les plus prestigieuses sont devenus propalestiniens. Et il y a bien sûr l’incertitude liée à l’élection du président des Etats-Unis. Les Allemands en concluent qu’il faut renforcer le potentiel militaire de l’Union européenne. Ils n’ont jamais renoncé à leur industrie militaire mais, pour des raisons culturelles, il leur sera très difficile de mettre en place des forces militaires vraiment opérationnelles.

Royaliste : Les perspectives que vous évoquez supposent la stabilité politique de l’Allemagne. Comment analysez-vous la situation intérieure ?

Georges-Henri Soutou : La coalition au pouvoir n’a pas tenu ses promesses. Indépendamment des événements extérieurs que nous avons évoqués, la coalition souffre de la division du parti Vert, force montante qui a révélé ses divisions et l‘irréalisme de certains de ses membres – par exemple Annalena Baerbock, ministre des Affaires étrangères. Les Verts étaient partisans d’une décarbonation accélérée de l’économie or les Allemands n’en veulent pas. Vous savez que les élections dans les Landers sont des sondages grandeur nature. Or il y a début octobre eu des élections en Bavière et en Hesse. En Bavière, la CSU a obtenu 37% et il faut se souvenir que le programme du Rassemblement national est de la gnognotte pour les électeurs chrétiens-sociaux. Il s’y ajoute les “Électeurs libres” (15% des voix) qui sont des dissidents de la CSU ayant estimé que ce parti a viré trop à gauche. L’Alternative für Deutschland (Afd) a obtenu près de 15% des voix ce qui est hallucinant car c’est à l’origine un parti de l’Est, très protestant.

Au total, 67% des électeurs bavarois refusent l’immigration et les solutions vertes – qui prévoient que l’alimentation électrique de la Bavière serait assurée par des éoliennes implantées en mer du Nord, ce qui suppose 800 km de lignes à haute tension à travers les plus beaux paysages de l’Allemagne ! Comme on a fermé les centrales nucléaires qui étaient l’orgueil de la Bavière et qu’elle se voit privée du gaz russe, on peut mesurer l’ampleur du rejet des initiatives vertes.

Quant à la Hesse, elle vote habituellement à gauche mais, à la surprise générale, la majorité CDU va s’allier avec le SPD et reconstituer une grande coalition, faute de pouvoir s’allier avec les Verts et les libéraux. Or la solution de la grande coalition peut être de nouveau mise en œuvre à l’échelle nationale, car cela permettrait de reconstituer un ensemble politique stable et crédible, permettant d’affronter des problèmes économiques et stratégiques cruciaux.

Cela dit, il ne faut pas oublier que les sociaux-démocrates allemands sont très différents des socialistes français. Les socialistes allemands sont beaucoup plus soucieux des intérêts nationaux et beaucoup moins idéologisés que leurs homologues français. Ils sont tout à fait capables de mener une politique de puissance en Allemagne et au sein de l’Union européenne pour répondre aux menaces actuelles.

Royaliste : Comment envisagez-vous l’évolution de l’Alternative für Deutschland ?

Georges-Henri Soutou : L’arrivée de l’Afd dans une coalition nationale susciterait beaucoup de réticences mais ce parti n’est plus stigmatisé. Il y a là un changement profond mais la dédiabolisation de l’Afd ne lui permet pas d’arriver au pouvoir. Cela dit, les discours d’Alice Weidel, qui dirige l’AFD, sont d’une brutalité qui ne serait pas tolérée au Parlement français mais elle ne ressemble en rien aux conservateurs des années trente puisqu’elle vit en union civile avec une femme originaire de Sri-Lanka.

Royaliste : Que pouvez-vous nous dire, enfin, des relations franco-allemandes ?

Georges-Henri Soutou : Nous en sommes au point mort. La mécanique des relations n’est pas arrêtée, mais il n’y a plus d’impulsion commune. Or cette impulsion n’était pas suffisante mais elle était nécessaire à l’avancement des projets. La France compte moins pour les Allemands qu’elle n’a compté dans le passé et Berlin ne veut plus lancer d’initiatives sans consulter les autres pays de l’Union. La prudence de Paris au début de la guerre en Ukraine a irrité Berlin et les hésitations françaises au Proche-Orient n’ont pas calmé cette irritation. Il y a aussi les désaccords sur les questions énergétiques et, somme toute, la France et l’Allemagne ne sont plus d’accord sur rien. Pire : nos positions et nos avis n’intéressent plus Berlin.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1267 de « Royaliste » – 3 décembre 2023.

 

 

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