Petites phrases, bons mots, manœuvres en coulisses, la vie politique française ronronne doucement. Plus tard, ce sera le déferlement des propagandes et des démagogies. Mais quel ennui déjà. Quel que soit le vainqueur, nous savons que rien ne changera. D’autres visages peuvent apparaître, et d’autres clans s’installer dans les rouages de l’État. Peu importe : l’argent continuera d’imposer son pouvoir, son système et son modèle. En deux siècles, il est devenu notre véritable maître, que bien peu songent encore à contester. Maître discret et charmeur, finalement tolérant tant il est sûr de sa puissance.
LA FORTUNE ANONYME
Entendons-nous bien. L’argent ce n’est pas ce que nous envions parfois : les quelques millions de la vedette de cinéma ou du patron qui a réussi. Malgré tout l’attirail de leur luxe insultant, ceux-là n’ont pas la puissance. L’argent est ailleurs, l’argent est autre chose. Non pas les coffres d’or ou les matelas de billets, mais cette chose anonyme qui circule silencieusement d’un bout à l’autre du monde. Ne cherchons pas d’où vient l’argent : il vient de l’argent. Car il faut en posséder déjà pour en avoir plus encore. Quant à savoir où il va, ce n’est pas difficile : partout où il peut se multiplier, partout où il peut donner encore plus de puissance. L’argent n’est plus d’un pays, l’argent n’a pas de couleur : il tourne. Peu importe que ce soit dans l’industrie lourde ou dans les gadgets, en France ou à Hong-Kong. Il faut et il suffit que l’opération soit « rentable », qu’elle « fasse » de l’argent, qu’elle permette l’emprise sur un secteur, le contrôle d’une activité.
C’est cela, le capitalisme : l’argent et la volonté de puissance qui se nourrissent réciproquement. Un capitalisme financier, qui exerce son pouvoir sur des secteurs entiers de l’économie — ruinant « l’initiative privée » et « l’économie de marché » que célèbre la presse de droite. Car ce n’est pas M. Mitterrand qui menace la liberté d’entreprendre, mais Suez et Paribas.
L’État ne peut rien contre ces puissances, qui toléreront aussi bien la droite chiraquienne que la gauche socialiste. Trop faible ou trop dépendant, il laisse les féodalités modernes étendre leur domination, à moins qu’il n’ait choisi de les servir.
CONTRE L’USURE
L’argent est un pouvoir, le véritable pouvoir. C’est aussi un système, fondé sur l’usure. C’est elle qui permet que l’argent « fasse » de l’argent, qu’il se reproduise et se multiplie en échappant au vieillissement, à la consommation. Le prêt à intérêt est un vol, dès lors qu’il ne constitue pas une simple protection contre la dépréciation monétaire. Et c’est grâce à ce vol que s’est construite cette pyramide de crédits sur quoi repose l’économie moderne. Système dangereux (on l’a vu en 1929) et d’autant plus injuste que les petits épargnants voient l’inflation détruire leurs modestes placements, tandis que les banques ont suffisamment de pouvoir pour prêter à des taux qui les préservent de l’érosion monétaire. Et les consommateurs d’emprunter les yeux fermés, pour acheter les objets qui les rendront conformes au modèle social dominant. Car l’argent est un modèle. Il faut en gagner toujours plus pour être bien considéré, pour s’entourer des signes de la réussite, pour satisfaire les besoins toujours nouveaux que suscite la société industrielle. D’où une exploitation insidieuse, qui ne se fonde plus sur la contrainte mais sur le désir, sur la fascination exercée par ce que Georges Perec appelle simplement « les choses ». Des choses qui permettent de faire reculer l’angoisse, un argent qui permet d’oublier le néant d’un travail sans intérêt, d’une existence sans passions. Ne critiquons pas, ne méprisons pas : comment détruire le modèle si le système n’est pas préalablement brisé ? Et comment briser le système si on ne casse pas le pouvoir financier ?
NOTRE TRADITION
Sans doute cette action pourrait commencer par des mesures de simple justice. Car aucun travail, aucune responsabilité, ne devraient permettre qu’une seule personne gagne plusieurs millions ou plusieurs dizaines de millions par mois : ce gain est toujours le résultat d’une exploitation, il se nourrit toujours de la sueur et du sang des pauvres.
Mais il faut aller plus loin et viser plus haut. Donc commencer par détruire le pouvoir de l’argent, par casser les groupes financiers qui sont les maîtres de l’économie et, indirectement, de l’État. Comme nous le montrons dans ce numéro, la nationalisation totale du crédit et des principaux groupes est un des moyens de cette politique, ainsi que la réalisation d’un actionnariat ouvrier qui rendrait collective la propriété, permettrait une participation à la direction de l’entreprise et un intéressement à ses bénéfices.
On criera au « collectivisme » ou au « communisme ». Mais les communistes veulent étatiser la production, et cherchent à remplacer la féodalité financière par une féodalité partisane : donc tout le contraire d’une nationalisation effective, qui réenracinerait dans la nation les grands moyens de production. Et puis, comment oublier que l’idée d’une propriété collective a été développé par les royalistes et par les catholiques sociaux du siècle dernier, avant d’être reprise par le général de Gaulle ? L’ancienne dénonciation de l’usure appartient aussi à cette tradition, à notre tradition. Il faudra la revivifier, afin de mettre un terme au vol organisé par le crédit. Je ne dis pas que ce sera facile. Mais c’est indispensable si l’on veut en finir avec la domination de l’argent. Alors nous ne serons plus forcés de nous identifier au modèle que le capitalisme impose, et nous pourrons inventer ou réinventer de nouvelles façons de vivre et de créer.
Comment accomplir ces révolutions ? Je ne vois pas d’autre moyen qu’un pouvoir politique restauré dans son indépendance, enraciné dans la nation, assuré de la continuité, disposant d’une légitimité lui permettant de renouer l’alliance du roi et du peuple contre les féodaux. « L’argent-roi ou le roi » : ce slogan que nous lancions dans notre première année d’existence a pris aujourd’hui sa véritable dimension. C’est bien de ce choix essentiel que dépendent la justice et la liberté.
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Editorial du numéro 256 de « Royaliste » – 3 novembre 1977
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