L’Argentine de Javier Milei – Entretien avec Humberto Cucchetti

Juin 1, 2024 | Entretien

L’élection de Javier Milei, le 19 novembre 2023, bouleverse la vie politique en Argentine. Chercheur à l’Instituto de Estudias Historicos, professeur à l’université de 3 de Febrero (Buenos-Aires), Humberto Cucchetti fait le bilan des six premiers mois de cette étrange présidence.

Royaliste : Quel était le paysage politique et économique argentin à la veille de l’élection présidentielle ?

Humberto Cucchetti : Avant la victoire de Javier Milei, le système politique est dans une crise très profonde, de même que le système socio-économique argentin. L’inflation dure depuis des décennies, on observe à partir de 2011 une très grande dispersion des partis politiques. Le parti péroniste qui dominait depuis 2002 et notamment 2003 avec la fraction représentée par Néstor Kirchner puis par sa femme Cristina, est remplacé en 2015 par un parti de centre droit autour de Mauricio Macri. Ce parti cède la place en 2019 à une coalition péroniste qui présente une particularité que vous ne connaissez pas en France : une présidence faible, une vice-présidence forte incarnée par Cristina Kirchner. Cette coexistence d’une présidence et d’une vice-présidence est plus conflictuelle qu’on ne le croit et peut constituer un facteur de déstabilisation politique. Normalement, l’échec de la coalition péroniste aurait dû provoquer une alternance classique avec le retour de la droite libérale. Mais Mauricio Macri décide de ne pas se présenter et les primaires marquent le début de l’ascension de Javier Milei, qui était devenu député en 2021 alors qu’il ne s’appuyait pas sur une organisation politique et qui obtient 30 % des voix. Dès lors, l’échec de la coalition péroniste est consommé et la droite libérale perd sa crédibilité. Ce double échec est dû à une mauvaise gestion économique, qui est attribuée à une même caste. Javier Milei a repris le thème développé par Podemos et La France insoumise, et cette dénonciation de la caste a rencontré beaucoup d’écho en Argentine. Cette conception de « la caste » est idéologisée, mais beaucoup d’électeurs constatent que le péronisme a échoué dans sa lutte contre l’inflation et contre la pauvreté, dans sa gestion des institutions publiques, dans les relations entre les entreprises privées et le secteur public… L’échec du centre droit est tout aussi manifeste. Dès lors, le discours violent d’un personnage messianique devient crédible et Javier Milei attire un électorat multi-classiste. Le péronisme mobilisait un électorat plutôt populaire et les formations antipéronistes avaient le soutien de la classe moyenne. Milei touche toutes les classes sociales et sa base électorale est constituée par un électorat plutôt masculin et jeune : en Argentine, le vote est obligatoire à partir de seize ans, et chez les moins de vingt ans, sept électeurs sur dix auraient voté Milei.

Dernière raison de la victoire de Milei : la stratégie péroniste, qui rappelle celle de François Mitterrand à l’égard du Front national. Les péronistes ont cherché à affaiblir la droite en aidant Milei à présenter des candidats dans les provinces et à faire en sorte que sa candidature devienne nationale.

Royaliste : Javier Milei se définit comme anarcho-capitaliste. Qu’en est-il au juste ? Et d’où vient-il ?

Humberto Cucchetti : Il se présente comme un libéral-radical ou libertarien. Il va piocher dans l’école autrichienne et dans ses tendances les plus extrêmes, par exemple chez Murray Rothbard. Il a affirmé pendant sa campagne qu’on pouvait vendre les enfants et aussi les organes du corps parce que c’est l’individu qui décide. Pour lui, l’État est une organisation criminelle et l’impôt est en tant que tel un acte de violence. Quand il a essayé de construire un programme politique, on a vu que c’était très composite et très confus. Il a composé avec des éléments du conservatisme argentin : cet individualiste radical s’est déclaré hostile à l’avortement pour élargir son électorat.

Javier Milei est un outsider, sa formation politique, La liberté avance, est très hétéroclite ; il n’a aucune expérience politique de poids. Au-delà du phénomène médiatique, il faut se souvenir qu’il vient d’un secteur assez important du patronat argentin : il était cadre de Corporation America dont le président, Eduardo Eurnekian, était proche du pouvoir et a accueilli dans son entreprise de nombreuses personnalités de la vie politique argentine. Javier Milei apparaît dans les médias comme un homme qui dénonce le gouvernement de Mauricio Macri, qui selon lui ne serait pas libéral mais socialiste. Cette dénonciation s’inscrit dans le cadre d’un conflit entre l’administration Macri et quelques patrons argentins.

Royaliste : Comment Javier Milei tente-t-il de réaliser son programme et quels sont ses rapports avec les parlementaires ?

Humberto Cucchetti : Milei fait une politique très classique de dévaluation de la monnaie mais sur le mode radical : plus de 100 %, ce qui a produit une poussée d’inflation alors que le niveau des prix est très élevé. En même temps, il paralyse les dépenses publiques : toutes les obligations de l’État sont suspendues, sauf les obligations financières. Il est donc dans la logique du capitalisme financier. La population voit quant à elle les retraites diminuer et les transferts de l’État fédéral aux provinces sont gelés au mépris de la Constitution. Les subventions de l’État aux entreprises — par exemple, celles qui distribuent l’énergie sont également bloquées. Tout cela crée de fortes tensions. Javier Milei est certes très minoritaire à la Chambre des députés, mais les programmes des autres partis sont discrédités, la population accepte plus volontiers la logique libérale et une partie des parlementaires est plutôt d’accord pour accompagner Milei dans son projet.

Le problème, c’est que le président dit que le Parlement est un nid de rats. En conséquence, il n’a pas pu faire adopter un seul de ses projets mais il affirme qu’il n’a pas besoin de lois pour faire passer ses réformes. Milei est persuadé qu’il faut régénérer le pays et il publie des décrets portant sur de très nombreux domaines et, après six mois de présidence, il continue de bénéficier d’un important consensus social. Mais s’il continue de créer chaque jour des conflits et s’il perd ses soutiens dans la population, une procédure de destitution n’est pas à exclure. Somme toute, malgré ses discours, ses mises en scène et ses insultes, Javier Milei est un président faible.

Royaliste : Comment analysez-vous les réactions de la rue ?

Humberto Cucchetti : Ces réactions ont peut-être été prématurées — les manifestations ont commencé le lendemain de l’investiture — mais il faut bien voir que l’Argentine n’a pas une tradition de front républicain, comme celle qui a fonctionné en France face au Front national. Cela dit, le thème du « déficit zéro » assorti de tours de magie et de mensonges a entraîné une vaste réaction universitaire en avril dernier. Javier Milei avait averti l’université qu’il n’y avait plus d’argent alors qu’il avait favorisé une inflation qui, dans un second temps, s’est faiblement ralentie. De plus, il avait envoyé à l’université un très mauvais négociateur qui a fait de la provocation. Les autorités universitaires ont alors organisé des cours et des séminaires sans lumière pour montrer ce que l’université allait devenir. Comme la population diplômée est nombreuse en Argentine, l’émotion a été considérable, y compris dans la classe ouvrière et dans la petite classe moyenne qui pensent que l’université est un facteur d’ascension sociale. D’où une mobilisation très importante — plus de deux millions de manifestants dans tout le pays et, parmi eux, beaucoup de jeunes qui avaient voté Milei. C’est à partir de ce moment que les partisans du président ont commencé à avoir peur. Les dépenses de fonctionnement de la principale université ont été assurées et des négociations sont en cours avec d’autres universités. Maintenant, il faut voir si d’autres mobilisations sociales se produisent.

Royaliste : Que dit le Fonds monétaire international ?

Humberto Cucchetti : Le FMI est à la gauche du président Milei ! Il faudrait écrire une histoire des relations entre le FMI et l’Argentine car le Fonds n’a pas toujours soutenu les politiques de rigueur dans notre pays, pour de bonnes et pour de mauvaises raisons. Actuellement, le FMI dit que le président Milei fait des efforts admirables, que ce qui se passe est un miracle… mais il n’envoie pas d’argent. Donc il s’agit d’une posture. Les véritables préoccupations du FMI concernent le manque de consistance politique de l’actuel gouvernement : il voudrait des accords à tous les niveaux du pouvoir — le Parlement, la Justice — et que ces accords prennent en compte la question sociale. Le pouvoir d’achat des retraités argentins s’est dégradé d’au moins 35 % depuis l’élection présidentielle et les petits retraités sont dans la misère.

Milei est au-dessus de cela. Il pense en prophète et croit qu’il y a un affrontement planétaire entre le capitalisme et le socialisme — étant entendu que toute la planète est socialiste et qu’il lutte pour délivrer le monde de ce socialisme.

Royaliste : Peut-on parler d’une politique étrangère du président Milei ?

Humberto Cucchetti : Sa politique étrangère est le reflet de ses incohérences sur le plan national. Il est d’abord allé en Israël et il a voulu transférer l’ambassade d’Argentine à Jérusalem mais il s’est heurté au refus des diplomates. Il s’est ensuite rendu à Rome pour rencontrer le pape, qu’il avait dénoncé comme « représentant du Malin ». La politique étrangère de Javier Milei est véritablement chaotique parce qu’il continue à agir comme chef de file d’une internationale libertarienne-capitaliste d’extrême droite et pas comme un chef d’État. Ce qui pose un énorme problème pour l’administration et pour la ministre des Affaires étrangères.

Royaliste : Le dernier événement dans ce domaine concerne les relations avec l’Espagne…

Humberto Cucchetti : L’incident a été provoqué par l’Espagne. Les dirigeants socialistes ont provoqué Milei pour le faire réagir et c’est facile parce qu’il insulte facilement les chefs d’État voisins — le président colombien, traité de tueur, et Lula dénoncé comme corrompu. C’est ce qui s’est produit. Il est allé en Espagne, sans rendre visite au roi ni au chef du gouvernement, pour une réunion du parti d’extrême droite Vox et il a déclaré que Pedro Sánchez était marié avec une femme corrompue. Les socialistes espagnols ont monté cette affaire pour embarrasser le Parti populaire, qui est pour le moment coincé entre Vox et le gouvernement socialiste.

Javier Milei a une vision faussée du monde et croit qu’il peut former une internationale de réactionnaires mais il est incohérent. Il admire Trump mais il ne voit pas que celui-ci est protectionniste, il soutient l’Ukraine mais s’est rapproché de Viktor Orbán… Il peut faire n’importe quoi parce que nous sommes dans un scénario de dévastation nationale mais l’Argentine en souffre.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 1280 de « Royaliste » – 1er juin 2024

 

 

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