L’autre Europe

Avr 25, 1979 | Union européenne

 

M. Pierre Baudis fait-il bien partie de la liste du R.P.R. ? M. Servan-Schreiber figurera-t-il sur celle de l’U.D.F. ? Les tendances A, B, C, D, E sont-elles équitablement représentées sur la liste socialiste ? Voilà à quoi se réduit aujourd’hui le débat européen : une dispute dérisoire, qui dit bien la médiocrité des protagonistes.

Pourtant, nous allons élire des représentants qui veulent être ceux de la France, de certaines catégories de Français, ou d’une certaine idée de l’Europe. Nous sommes en droit de demander des comptes à ces hommes qui ont voulu, ou accepté, le principe de cette élection. Quelle image donnent-ils de leur projet ? Quelle émotion sont-ils capables d’éveiller en nous ? Si, au moins, les partisans de l’Europe apparaissaient comme les porteurs d’une grande idée, d’un beau rêve… Mais, non. Nous n’entendons que des paroles creuses, nous n’assistons qu’à des querelles médiocres. Souvent, nous avons montré que l’Europe n’existait pas. Les Européens non plus. Il n’y a qu’un faux débat, autour d’un faux pouvoir. Il n’y a que des gesticulations qui traduisent le vide de la pensée, et la bassesse des ambitions. Il ne s’agit même plus de « faire l’Europe », mais d’être élu. Il ne s’agit pas de témoigner pour, ou contre, une idée, mais d’avoir 2 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de plus que la liste voisine. Ce n’est pas avec ces petits calculs et ces petites ambitions qu’on éveillera la foi européenne.

MASQUES

Faux débat en effet : il suffit d’écouter ceux qui, depuis trente ans, défendent « l’idée européenne » pour s’en rendre compte. Ils sont devenus les défenseurs de l’indépendance nationale, les humbles artisans d’une simple coopération entre les Etats. Les mots d’ « intégration » et de « supranationalité » les font rougir : ce sont, me disait Jean-Marie Daillet lors d’un débat à l’Institut d’Etudes politiques, des termes impropres, employés « par erreur » dans le passé. Ainsi, pendant trente ans, les européistes ont fait campagne sur des lapsus, sur de malencontreuses bévues. C’est tout de même bizarre cette grâce patriotique qui les touche tout à coup. Que cherchent-ils à nous refiler en douce ? Pourquoi n’ont-ils plus le courage de leurs idées ? Pourquoi n’affirment-ils plus leur projet ? Curieuse façon de le faire partager aux Français.

Nous ne savons plus qui porte un masque et qui montre son visage : étonnante façon de concevoir la démocratie. Nous ignorons quels seront les pouvoirs de l’Assemblée européenne : comment dès lors parler d’un choix ? Mais nous savons déjà à quelles puissances les peuples d’Europe seront soumis : banques, multinationales, affairistes en tous genres, composent depuis longtemps la réalité de ce qu’on nomme l’Europe.

Face au dérisoire, faut-il répondre seulement par la dérision ? Faut-il se satisfaire de l’inexistant, et choisir l’isolement pour tenter d’échapper aux banques et aux bureaux ? La tentation existe, et la xénophobie commence d’apparaître. On faisait, il y a trois ans, la chasse aux camions de vin italien ; les éleveurs de porcs ont récemment bloqué les frontières et bientôt nous en viendront à détester les Espagnols et les Grecs pour des questions de tomate et de vigne. Il n’y a pas à s’étonner : la xénophobie est la conséquence logique d’une Europe fondée sur l’association d’économies non-complémentaires. Il n’y a pas à s’indigner : les producteurs menacés n’ont guère d’autres choix.

Il faut imaginer autre chose. Les européistes nous ont conduit à des impasses et nous assisterons, demain, au contraire de ce qu’ils souhaitaient. Mais pourquoi les défenseurs de l’indépendance nationale ne regarderaient-ils pas au-delà des frontières ? Dans un passé récent, ce sont les patriotes les plus-sourcilleux qui ont conçu les projets diplomatiques les plus vastes, comme ce sont les écrivains les plus enracinés qui atteignent le plus facilement l’universel. N’en déplaise à certains, c’est Charles Maurras qui a formulé l’idée d’une « internationale des nations », et c’est le général de Gaulle qui a posé les fondements d’une véritable coopération entre les peuples. Sans répéter mécaniquement ce qu’ils ont rêvé ou entrepris, il est possible d’y trouver une inspiration pour l’avenir.

VISAGES

L’Europe, puisque faute de mieux il faut l’appeler ainsi, c’est un patrimoine que les nations ont reçu. Il leur permet de se reconnaître et de se comprendre. Tel est le premier fondement d’une entreprise commune, infiniment plus solide que l’échafaudage de l’intégration économique.

L’Europe, c’est un esprit qui a couru les terres et traversé les mers, vers l’Orient et vers les Amériques. Elle ne saurait s’embarrasser des barrières idéologiques ou de la couleur de la peau. L’Europe n’est pas un continent : elle est présente en Afrique, dans le monde arabe, en Amérique latine et au Québec. L’Europe à six, à neuf ou à douze n’est qu’une atroce mutilation.

L’Europe est une richesse, fondée sur toutes ses différences de langue, de mœurs et de culture : ce que les européistes patentés détruisent en laissant se répandre la langue, les mœurs et la sous-culture qui nous viennent d’outre-Atlantique. Quand l’Europe sera pourrie par l’argent, quand toutes ses villes ressembleront à Chicago, quand ses peuples penseront, parleront et vivront comme des Américains, elle sera morte, définitivement.

L’Europe est un rêve de liberté, toujours poursuivi, parfois réalisé, malgré les Empires qui voulaient la dominer, malgré les tentations dominatrices qui naissaient chez certaines de ses nations. Aujourd’hui encore, comme l’avait compris de Gaulle, une même volonté de libération, un même désir de préserver ses différences, peut être le ciment de la solidarité.

L’Europe, ce fut toujours des nations qui échangeaient leurs biens sans que des bureaucraties soient nécessaires, et sans que les marchands prétendent incarner le tout d’une civilisation. L’Europe, pour exister, devra remettre les marchands à leur place et s’entendre en oubliant les plans des technocrates.

L’Europe est tout cela. Ce fut plus encore : une communauté de foi, qui n’était pas totalitaire. Elle renaîtra peut-être, sans qu’il soit besoin de la « démocratie chrétienne », de même que la communauté des pays d’Europe peut exister sans les eurocrates. MM. Lecanuet et Servan-Schreiber ont défiguré l’Europe. Il est tout juste temps de lui rendre son visage.

***

Article publié dans le numéro 292 de « Royaliste » – 25 avril 1979

Partagez

0 commentaires