Alors que tous les partis et mouvements politiques sont en crise, les royalistes connaissent eux aussi une situation difficile. Elle présente cependant de fortes originalités, dont il faut faire des atouts. Est-ce possible ? A quelles conditions ? Sans farder la dure vérité, Yvan Aumont et Bertrand Renouvin ont répondu aux questions de Sylvie Fernoy.

Sylvie Fernoy : S’il vous fallait choisir un seul mot, diriez-vous que la situation du royalisme français est : encourageante, contrastée, paradoxale, consternante, lamentable, désastreuse ?

Yvan Aumont : Chacun de ces mots peut décrire un aspect de la situation, ou l’évolution propre à une tendance. Ceux que nous appelons les « Blancs d’Espagne » connaissent de graves fractures internes, et l’Action française, de son côté, subit sa énième crise militante, mais je me garderai de choisir dans ta liste un adjectif afin d’éviter les polémiques inutiles. En ce qui concerne la Nouvelle Action royaliste, je dirai que la situation est préoccupante.

Sylvie Fernoy : Prudence diplomatique !

Yvan Aumont : On peut sans doute choisir un autre mot, mais l’important est d’éviter à la fois l’autosatisfaction et les séances de flagellation. Tout à l’heure, nous préciserons la nature des obstacles rencontrés. Mais, en ce qui concerne notre mouvement et notre journal, le fait est qu’il n’y a pas de crise interne.

Sylvie Fernoy : Un encéphalogramme plat n’est pas un signe de bonne santé…

Bertrand Renouvin : Le dynamisme ne s’est pas perdu, mais les résultats de nos efforts se sont banalisés. Au début de notre aventure, la publication régulière d’un journal galvanisait les énergies militantes ; le premier livre que nous avons publié a fait l’objet d’une mobilisation de plusieurs mois ; dans les premières aimées, un passage à la radio ou à la télévision était un événement attendu, commenté, critiqué. Mais maintenant… Nous publions « Royaliste » depuis plus de vingt ans, et cet effort constant est regardé comme la moindre des choses. Nos livres et ceux de nos amis proches forment un joli rayon de bibliothèque, notre « image » s’est considérablement améliorée, les royalistes ne sont plus considérés comme des factieux ni traités comme des parias. Cela donne une sorte de confort, auquel on s’est habitué.

Yvan Aumont : Cette banalisation est positive dans la mesure où elle montre que le royalisme démocratique a pleinement réintégré l’espace public, et regagné sa place dans le débat intellectuel. Le revers de la médaille, c’est qu’un phénomène banalise ne suscite pas la mobilisation des énergies.

Sylvie Fernoy : Pour détruire une impression de routine rien ne vaut la marche en avant. Or la NAR semble faire du surplace…

Bertrand Renouvin : Les nouvelles étapes sont indiquées depuis des années, mais nous nous trouvons entravés d’une double manière. La première entrave est d’ordre politique. Notre mouvement aspire tout à fait normalement à participer à la représentation politique, dans les collectivités décentralisées comme sur le plan national. Nous avons fait nos preuves dans certains conseils municipaux, et montré au passage que les royalistes étaient des élus comme les autres, et non les étranges vestiges d’une époque révolue. Mais nous ne parvenons pas à une représentativité politique sur le plan national malgré notre présence théorique dans la majorité présidentielle : d’une part, l’attitude hégémonique du Parti socialiste tout au long de la dernière décennie impliquait un rejet automatique de toute expression différente ; d’autre part, le projet de rassemblement de la majorité présidentielle après 1988 a lamentablement échoué avec « France unie » – entreprise nécessaire, qui a été gâchée puis gravement compromise par son principal animateur. Nous nous en sommes retirés à temps, et nous ne remettrons plus les pieds chez M. Soisson.

Sylvie Fernoy : Le premier blocage tient donc au jeu des forces politiques. Et le second ?

Yvan Aumont : Il est dynastique, ce qui est beaucoup plus grave. Mgr le comte de Paris ne joue malheureusement plus de rôle actif, et son fils aîné n’a toujours pas choisi entre sa vie privée et le métier de roi (ou de dauphin) qui exige un engagement de tout l’être et de tous les instants. Cela ne signifie pas que le comte de Clermont soit disqualifié : il s’est simplement mis dans une situation d’attente, ponctuée par quelques articles et quelques déplacements. D’où le désarroi des royalistes – pas seulement ceux de la NAR – et les critiques que nous avons adressées au Dauphin il y a un an. Dans la période difficile qu’ils vivent actuellement, les Français ne s’intéresseront à la tradition capétienne que si celle-ci est présentée avec cohérence et constance, et toujours actualisée. Sinon, beaucoup iront chercher ailleurs, peut-être n’importe où, l’incarnation de la symbolique royale.

Bertrand Renouvin : C’est un risque majeur depuis quelques années : il peut y avoir captation brutale de l’héritage capétien, on peut voir triompher n’importe quel imposteur, tant l’attente est grande dans le pays, tant les réponses sont faibles dans la dynastie légitime. C’est ce qu’a compris la princesse Chantal : elle représente stricto sensu la famille de France, elle redonne vie à la symbolique royale, elle rappelle la tradition capétienne. Rien de plus, mais cette action modeste est décisive car elle empêche l’effondrement des espérances.

Sylvie Fernoy : Nous passons là du droit de remontrance au crime de lèse-majesté…

Yvan Aumont : Ne faisons pas comme si nous étions « au temps des rois » – en oubliant que les rois consacraient toute leur vie au service du pays, en sacrifiant leur intimité et en mettant de côté leur états d’âme. Qu’on ne nous demande pas de nous abuser nous-mêmes et de tromper ceux qui nous écoutent en devenant les spectateurs complaisants de l’inactivité politique et des querelles de famille. D’ailleurs, personne ne peut se bercer d’illusions : la vérité toute crue s’étale dans les journaux, à la télévision, aux devantures des librairies…

Sylvie Fernoy : En ce cas, à quoi servent un journal et un mouvement royalistes ?

Bertrand Renouvin : Confidence : il y a un an, au Comité directeur de la NAR, nous nous sommes posés cette question et nous nous sommes sérieusement demandés s’il ne fallait pas mettre la clé sous la porte. Il n’y a pas de royalistes sans roi, c’est-à-dire sans que le prince représente pleinement sa tradition et soit constamment au service du pays tout entier ; tel fut le cas tant que le comte de Paris eut la possibilité de maintenir son activité politique. Mais après lui… C’est au bout de plusieurs semaines de réflexion que nous avons décidé de continuer notre action royaliste. Ceci pour deux raisons. D’abord, le fait que la tradition monarchique demeure d’une pleine actualité pour l’ensemble du pays : elle marque en profondeur nos institutions et nos comportements politiques, elle constitue toujours l’arrière-plan de notre diplomatie, et l’imitation inconsciente de la symbolique royale montre à quel point celle-ci est nécessaire pour l’unité et pour l’identité de la nation.

Et puis, il y a le fait que l’idée royale, telle que nous l’avons envisagée, a pris corps en Roumanie et en Bulgarie. Je ne dis pas que le retour de Michel et de Siméon est acquis, mais nous avons constaté que notre projet royaliste est concrètement réalisable, qu’il peut devenir en peu de temps populaire, qu’il apporte, selon notre espérance, la garantie de la paix civile et de la démocratie. Nous avons donc décidé de poursuivre notre réflexion et notre action communes, en appelant la famille de France à assumer ses responsabilités historiques. Nous ne savions pas, alors, que la princesse Chantal, à partir des mêmes constats, avait décidé de prendre la parole. Nous avons dit notre colère et notre conviction en toute liberté, elle s’est engagée en toute indépendance.

Sylvie Fernoy : En ce qui concerne le royalisme, notre bonne vieille barque navigue par temps sombre au beau milieu d’une mer agitée – si je peux me permettre cette métaphore classique.

Yvan Aumont : Oui. Quand ça tangue, il ne s’agit pas de pleurnicher… ou de sauter par-dessus bord. On garde le cap et on rame énergiquement.

Sylvie Fernoy : Dans le domaine de l’engagement civique – les élections, les campagnes militantes – c’est plutôt l’image de la barque échouée qui s’imposerait…

Bertrand Renouvin : La barque navigue avec une trop faible voilure au beau milieu d’une escadre de navires de haut bord (P.S., R.P.R. etc.) attaqués par des corsaires (les Verts, le Front national…). C’est compliqué et à tous égards dangereux. Nous restons à distance du Parti socialiste, car le métier de mercenaire nous répugne. Et nous ne voulons pas frayer avec les Verts, qui représentent la négation de la politique. Alors ? Alors, là encore, nous avons à tracer librement notre route. Nous avons un projet politique spécifique, rigoureusement déduit de notre fidélité royaliste, qu’il s’agit d’affirmer et d’affiner. Bien sûr, ce projet concerne tout d’abord les institutions politiques de notre pays, dans leur pratique et dans leur théorie, mais aussi le fonctionnement de l’État et, plus généralement le Politique en tant que tel, qu’il s’agit de défendre contre toutes les subversions et toutes les négations dont il est aujourd’hui menacé – aussi bien l’écologisme radical que le national-populisme. Nous avons aussi beaucoup à dire sur le jeu de la France dans le monde et sur l’Europe – qui ne se réduira jamais pour nous à l’union de Maastricht. Les lecteurs de « Royaliste » savent avec quelle attention nous suivons les questions économiques et sociales, et nous aurons à rassembler nos critiques et nos propositions en une synthèse claire.

Sylvie Fernoy : Encore faudrait-il que tout cela soit connu, et que nous devenions des acteurs permanents dans le débat public !

Yvan Aumont : Ne perdons pas notre temps en jérémiades inutiles. Il y a les choses sur lesquelles nous ne pouvons rien, qui sont hors de notre portée. Inutile de les ressasser en permanence, ce qui est d’ailleurs toujours un alibi facile pour l’inaction. Nous avons des moyens d’expression modestes, mais qui ont le mérite d’exister : un journal régulier, des livres, des interventions somme toute régulières dans les médias. Cela ne fait pas la une de l’actualité ? C’est vrai, nous ne sommes pas maîtres du spectacle politico-médiatique. Mais, en revanche, il est en notre pouvoir de faire en sorte que la NAR soit, toujours plus clairement :

– le mouvement du royalisme démocratique,

– le carrefour d’une réflexion intellectuelle constructive et du dialogue engagé,

– la matrice de projets politiques, économiques et sociaux destinés à tous ceux, royalistes ou non, qui ne se satisfont pas de l’ordre des choses.

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Entretien publié dans le numéro 588 de « Royaliste » – 16 novembre 1992

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