Pour Édouard Balladur, l’état de grâce s’était définitivement achevé au matin du 16 janvier, lorsque se rassembla l’immense manifestation pour la défense de l’enseignement public. Depuis la mi-février, nous assistons à un basculement qui se produit en raison de l’accumulation des erreurs et des fautes du gouvernement, mais aussi pour de mauvaises raisons. Commençons par ces dernières, qui se nomment sondages.

A l’époque de la gauche, nous avions dénoncé la prétendue méthode des sondages, qui est dépourvue de rigueur scientifique et qui constitue une imposture majeure quant à la démocratie (1). Nous ne saurions donc tirer argument de la baisse de popularité sondagière du Premier ministre : sa mauvaise cote est à considérer non pour ce qu’elle révélerait de l’opinion publique – qui est plus complexe qu’un relevé de oui et de non – mais seulement pour les impressions qu’elle suscite. Des sondages négatifs stimulent les oppositions, dynamisent les rivaux du Premier ministre, et modifient l’attitude des médias – désormais moins respectueux des pouvoirs institués qu’attentifs aux parts de marché.

Que le Premier ministre vacille à cause des effets pervers d’une manie sociale ne saurait excuser l’étonnante succession des erreurs et des fautes qui provoquent un mécontentement croissant et des révoltes ouvertes.

REVOLTES

Après la désastreuse manœuvre sur le terrain scolaire, la gestion calamiteuse de la révolte des marins-pêcheurs – marquée par des violences que les autorités politiques et administratives n’ont pas su éviter. Après l’admonestation adressée à un patronat qui reçoit des dizaines de milliards sans donner de contreparties, la mise en place d’un SMIC-jeunes qui permettra aux patrons de tirer profit en toute légalité d’une main d’œuvre à bas prix. Autant d’économisé pour l’achat de voitures de société qui, on l’a oublié, bénéficie de facilités octroyées par l’État…

Je ne sais si M. Balladur agit par obstination ou sous l’effet de la panique. Mais il est sûr qu’il alimente une colère sociale qui est de plus en plus nettement tournée contre lui. Est-il besoin de souligner que l’affaire Canal Plus lui a fait perdre, dans l’opinion publique, sa réputation de garant de « l’État impartial » ? Non seulement le Premier ministre fait placer ses hommes-liges dans l’audiovisuel public, mais il accepte (le mot est faible) que ses amis mettent la main sur une chaîne privée dont la réussite est manifeste et dont l’insolence est appréciée par tous les Français. Décidément, M. Balladur connaît bien mal le pays qu’il est censé gouverner (2).

Nul ne saurait ne réjouir de cette méconnaissance et de cette incapacité. Elles engendreront nécessairement des réactions d’une violence croissante. Le gouvernement devine le danger, et redoute la contagion des révoltes. Mais sa politique économique augmente la précarité des situations sociales et accélère les processus d’exclusion. Mais, sous les apparences d’une politique de la ville qui se réduit maintenant aux effets d’annonce de Simone Veil et aux coups de bâton de Charles Pasqua, on pratique des suppressions systématiques de subventions aux associations qui agissent dans les banlieues déshéritées. C’est prendre le risque terrible d’une évolution à l’américaine, vers la constitution de ghettos dans lesquels opéreront des bandes armées.

A l’épreuve, M. Balladur apparaît comme un homme sans projet politique (ce que chacun a pu vérifier lors de son « Heure de vérité »), vite désorienté par la violence sociale, agissant de manière contradictoire et soutenu de manière aléatoire par les partis au pouvoir et la classe dominante. Nul ne sait si l’effet de bascule dont il est aujourd’hui victime provoquera une chute lente ou rapide. Mais il importe de songer dès à présent à une véritable alternative politique au conservatisme balladurien.

PROJET

Des dirigeants de la gauche, plus rien n’est à attendre puisque la presse nous apprend qu’ils n’ont pas encore choisi entre « culture de gouvernement » et « culture d’opposition » – faux débat qui serait immédiatement dépassé si ces mes sieurs avaient une conviction. Manifestement, ils n’en ont pas, ou plus. Voici longtemps que nous le disons, et que nous espérons qu’un nouveau projet pour la France soit formulé de manière cohérente. Nourri de la meilleure tradition gaullienne, le voici esquissé par Philippe Séguin. Conception arbitrale du chef de l’Etat exprimée à partir du dialogue entre le comte de Paris et le général de Gaulle (3), nouvelle politique économique et sociale, construction de la grande Europe : voici que se rassemblent les éléments d’une politique fondée sur la fidélité et animée par une volonté de renouvellement. Sans préjuger de nos choix futurs, nous ne pouvons y rester indifférents.

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(1) Lire ou relire l’ouvrage de Patrick Champagne, Faire l’opinion, Editions de Minuit.

(2) Deux amis, serviteurs éminents de l’État, m’ont fait remarquer à la suite de mon éditorial du numéro 615 que M. Pinay, bourgeois d’industrie solidement implanté dans la province française, ne peut être comparé à un homme qui fait carrière comme éminence grise et qui ne connaît pas son pays.

(3) Cf. « Quel président pour la République », « Le Monde », du 21/2/1994.

 

Editorial du numéro 617 de « Royaliste » – 7 mars 1994.

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