Dans l’extraordinaire confusion du moment historique que nous sommes en train de vivre, nous cherchons comme tant d’autres les points d’appui qui permettront à la nation de se reconstruire. En voici un, étrange à première vue, puisqu’il porte sur “la société rêvée des électeurs de Marine Le Pen” (1).

Selon les souvenirs que nous avons gardés d’un proche passé, nous avons tendance à croire que les pensées et les sentiments d’un électorat correspondent aux discours des chefs de parti et aux traditions politiques dont ils sont issus. En l’occurrence, tel n’est pas le cas. Dans leur grande majorité, les électeurs de Marine Le Pen ne partagent pas les idées et les rêves de l’extrême droite traditionnelle : comme la plupart des Français, ils rejettent le mythe de l’homme fort, dictatorial, et ils n’ont pas le sentiment d’appartenir à un groupe ethnique, religieux ou genré. Plus que les autres électeurs, ils privilégient massivement la famille, qui l’emporte largement sur l’appartenance à la nation.

Cet amour de la famille – sans aucun doute authentiquement vécu, loin des niaiseries bénisseuses -, s’accompagne du rêve d’une vie à la campagne ou dans une petite ville, en tous cas hors des métropoles régionales et de la capitale. Beaucoup plus nettement que les autres Français, les électeurs de Marine Le Pen voudraient obtenir un bon salaire en faisant tout au long de leur vie un seul métier dans une seule entreprise – à l’opposé du discours dominant sur la flexibilité.

Somme toute, les idéaux des classes moyennes et populaires, électrices ou non de Marine Le Pen, sont en totale contradiction avec l’idéologie libérale-libertaire, la législation qui en découle et les modes de vie promus par les médias. Très répandue dans le peuple français, la nostalgie des Trente Glorieuses explique pour une bonne part les frustrations qui engendrent, à droite et à gauche, les votes protestataires.

Plus encore que leurs concitoyens de la France périphérique, les électeurs de Marine Le Pen seraient à classer parmi les localistes-conservateurs s’ils ne manifestaient pas clairement de fortes aspirations révolutionnaires. Ils sont 31% à vouloir une transformation radicale de la société française (16% des Français) et 40% qui jugent qu’il faut la transformer en profondeur (43% des Français) mais très peu (entre 4 et 5%) se déclarent partisans du statu quo. Cette révolution est à accomplir sur un mode démocratique, surtout par la voie de l’Assemblée nationale mais aussi par les référendums et par des assemblées citoyennes.

L’étude de la Fondation Jean Jaurès donne matière à de passionnants débats, que j’esquisse ici par quelques remarques qui appelleront maints développements.

L’oligarchie est totalement récusée, de même que les partis de droite et de gauche qui participent à la gouvernance néo-libérale.

Il est pour le moment impossible de se prononcer sur la manière dont La France insoumise pourrait répondre aux aspirations exprimées par l’électorat considéré, tant il y a d’incertitudes sur la stratégie effective de Jean-Luc Mélenchon.

Le Rassemblement national aurait tort de se réjouir. Ses électeurs n’adhèrent pas aux thèses du nationalisme identitaire et ils auront sans doute noté que le gouvernement dirigé par Giorgia Meloni, championne de la lutte contre l’immigration, vient de rouvrir les flux de l’immigration régulière après douze ans d’interruption. En désignant les immigrés comme cible principale, le Rassemblement national fait oublier la faiblesse de son programme économique et social. Certes, le pouvoir d’achat fut érigé en priorité nationale pendant la campagne de Marine Le Pen en 2022, mais ses propositions ne permettaient pas de répondre aux aspirations de ses électeurs.

Dans l’électorat lepéniste comme dans d’autres fractions de l’opinion publique, la nostalgie des Trente Glorieuses est à prendre au sérieux. L’évocation d’un passé largement idéalisé peut être le point de départ d’une réflexion sur les conditions générales du développement économique et social, que les lecteurs de “Royaliste” connaissent par cœur : indépendance nationale, forte impulsion étatique, souveraineté monétaire et contrôle des mouvements de capitaux, planification, nationalisation des secteurs-clés, protection de l’activité économique nationale, juste redistribution du revenu national.

Pour répondre aux aspirations d’une majorité de Français, pour éviter les déceptions qui naîtront de la dissonance entre l’extrême droite populiste et ses électeurs, il faudrait somme toute reprendre la voie tracée par la République gaullienne et le projet inabouti de démocratie participative en tenant compte des nouveaux enjeux nationaux, européens et mondiaux. On peut discerner quelques références au projet gaullien dans le discours lepéniste mais – nous le préciserons l’an prochain – il lui manque tout à la fois la mise en perspective historique, la cohérence dans le choix des moyens et le sens de l’unité nationale que brise l’obsession identitaire.

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(1) Étude d’Antoine Bristielle, téléchargeable sur le site de la Fondation Jean Jaurès ainsi que l’étude sur “La société idéale de demain aux yeux des Français”.

Editorial du numéro 1268 de « Royaliste » – 17 décembre 2023

 

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